La crise sanitaire actuelle a mis en lumière les failles de l’administration française. Franceinfo a enquêté sur ces ratés, dont certains spécialistes espèrent qu’ils aboutiront à une vaste réforme du système français.

 

« C’est la maison des fous chez Astérix », rit nerveusement Agnès Lebrun, maire ex-LR de Morlaix, dans le Finistère. Depuis une bonne demi-heure, la porte-parole de l’Association des maires de France égrène les indices qui trahissent une bureaucratie dépassée par la crise du coronavirus. Le Gaulois préféré des Français surgit au détour d’une tirade sur l’Agence régionale de santé (ARS). « Ils n’étaient même pas au courant de la réouverture des visites dans les Ehpad, annoncée un dimanche par Olivier Véran ! On a dû dire en urgence aux familles de ne pas venir le lundi, car on ne pouvait pas être prêt », raconte l’élue. « Et l’ARS dans tout ça ? On a reçu un courrier cinq jours plus tard nous informant de cette réouverture… »

Depuis le début de l’épidémie, l’administration française a connu de gros ratés et se retrouve sévèrement critiquée. Normes trop contraignantes, manque de coordination et d’anticipation… « La bureaucratie, c’est le mal de ce pays. En plus, nos fonctionnaires ne sont pas formés à la gestion de crise », assène un ex-conseiller ministériel. Un membre d’une cellule de crise d’un ministère rétorque : « Il y a des enchanteurs qui disent ce qu’il aurait fallu faire, mais c’est facile de critiquer a posteriori, on voit toujours les trous dans la raquette. » Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes, est pourtant lui aussi très sévère. « Nous annoncions depuis au moins 10 ans cette catastrophe. J’avais dit que le pays pouvait mourir s’il était confronté à une crise grave, car il ne pourrait pas y faire face », soupire l’ancien ministre du Budget de Jacques Chirac.

Le pays est devenu comme un mammouth que l’on ne peut plus bouger.
Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes

Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la fonction publique, y voit surtout la conséquence d’une multiplicité des acteurs. « Les citoyens ont été confrontés à une grande fragmentation de cet appareil sanitaire qui est très complexe », résume-t-il. « Les ARS s’occupent des hôpitaux, mais pas du médico-social géré par les départements ; les préfets prennent des mesures d’ordre public, mais ils n’ont pas de compétence sur les ARS ; les maires ont certes une compétence générale, mais la loi d’urgence sanitaire redonne la main à l’Etat. » Par conséquent, les prises de décision sont lentes, quand le temps de la crise est rapide.

Un symbole : les masques
Les masques sont très vite devenus le symbole de l’inertie de l’Etat dans cette crise. Début avril, Mediapart révèle une série de dysfonctionnements dans la gestion des stocks et dans la capacité de l’Etat à s’organiser pour acquérir les précieuses protections. Les ministères commandent chacun de leur côté, les procédures de marchés publics sont inadaptées à l’urgence… La liste s’allonge, début mai, avec la publication d’une série d’articles du Monde sur la destruction par l’Etat de son stock de masques. Il y a 10 ans, la France possédait un milliard de masques, contre 110 millions au début de la crise, selon le ministre de la Santé, Olivier Véran. Auprès du quotidien du soir, l’économiste Claude Le Pen fustigeait le rôle de « la haute administration dans le désarmement », évoquant « une décision publique pas identifiée, prise par des hauts fonctionnaires ».

Résultat : les masques ont considérablement manqué, en premier lieu pour le personnel soignant. De quoi mettre en colère un ancien conseiller santé. « Les collectivités ont dû se substituer à l’Etat ! » dénonce-t-il.

Pourquoi les régions, ou encore la grande distribution, ont-elles pu commander des masques et pas l’Etat ?
Un ancien conseiller santé

« Aujourd’hui, l’administration se cache derrière son petit doigt », poursuit-il, avant de pointer le rôle du directeur général de la santé. Pourquoi est-ce que Jérôme Salomon ne demande pas un arbitrage sur les masques, quand il arrive en poste (en 2018), alors qu’il a lui-même rédigé une note en 2016 à l’attention du candidat Macron, pour lui dire que la France n’était pas prête en cas d’épidémie ? A-t-il eu peur de déplaire ? »

« On m’a répondu ‘merci’ et c’est tout »
Deuxième symbole : les tests. Alors que l’Allemagne annonce dépister en masse, avec plus de 350 000 tests réalisés chaque semaine dès la fin mars (et un objectif affiché de 500 000), la France choisit de ne tester que les cas graves. Revirement à l’annonce du déconfinement, lorsque le Premier ministre promet 700 000 tests par semaine à partir du 11 mai. Le défi semble impossible à relever, pour plusieurs experts interrogés par franceinfo. La France n’a jamais dépassé les 150 000 tests hebdomadaires et tandis que des machines sont commandées en urgence à la Chine, des laboratoires français restent sous-utilisés, voire oubliés. A commencer par les laboratoires vétérinaires, qui ont pourtant proposé leur aide.

Jean-Louis Hunault, le président du Syndicat de l’industrie du médicament et réactif vétérinaires (SIMV), ne comprend pas. Il raconte avoir envoyé un mail à Jérôme Salomon, le 13 mars, pour l’informer que ses adhérents « veulent faire des tests ». « On m’a répondu, ‘merci’, et c’est tout. » Pourtant, sur ses 40 adhérents, trois sont prêts à fabriquer des tests PCR. « Ils m’ont déclaré une capacité de 150 à 300 000 tests par semaine, nous avons une puissance industrielle de production et d’analyse », explique-t-il. Ces laboratoires vétérinaires habitués aux recherches de maladie dans des élevages ont la capacité de traiter de grandes quantités de prélèvements en même temps. Jean-Louis Hunault assure avoir passé « plusieurs semaines à faire remonter l’information ».

Un problème de « normes réglementaires » bloque le processus, justifie Edouard Philippe lors d’une conférence de presse, début avril. Il faut attendre le 6 avril pour que les laboratoires publics de recherche, vétérinaires et départementaux soient habilités à effectuer des tests. Pourtant, au 7 mai, Jean-Louis Hunault assure que ces trois laboratoires « ne vendent toujours pas ».

Pour l’instant, on a aucune commande de la France, j’ai des industriels qui ont réservé des créneaux de production à la France, mais ça va disparaître au gré du temps.
Jean-Louis Hunault, président du SIMV

En attendant une hypothétique commande française, ces tests partent – ou sont déjà partis – en Allemagne, en Italie, en Irlande ou en Belgique.

« La réglementation ne le permet pas »
Les labos vétérinaires ne sont pas les seuls laissés de côté. Les cliniques privées ont aussi dû attendre sur le banc de touche. « Dès le mois de janvier, les hôpitaux publics ont été désignés en première ligne, et quasiment aucune clinique n’a été placée en première ou deuxième ligne », raconte Lamine Gharbi, président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). « Lorsque nous avions une urgence Covid, nous n’avions pas le droit de la soigner, il fallait l’envoyer au CHU », poursuit-il.

J’ai demandé à faire des dépistages, on m’a répondu : ‘La réglementation ne le permet pas.’
Lamine Gharbi, président de la FHP

Pendant ce temps, la situation dans le Grand Est se dégrade. « L’ARS n’a pas pensé à nous, j’avais des établissements qui me disaient avoir 70 lits de réanimation et au même moment, on mutait des patients à Toulon, ça m’a rendu fou », se souvient, amer, Lamine Gharbi. C’est le jour des élections municipales, dimanche 15 mars, qu’il reçoit un appel du ministère de la Santé lui demandant de prêter main forte à la région. Les cliniques privées peuvent prendre en charge les patients Covid à partir du 16 mars seulement (et faire des tests sérologiques à partir de mi-avril). Mais il faut attendre encore 10 jours pour pouvoir prendre en charge les premiers patients. « Ça a été un dysfonctionnement total lié à la soudaineté de l’afflux, mais aussi à l’impréparation », souligne Lamine Gharbi. Un scénario noir qui a, au moins, permis d’organiser une meilleure coordination entre public privé dans les autres régions. « Heureusement, nous avons ensuite été pleinement intégrés dans le dispositif », confirme le président de la FHP.

A l’hôpital public, certains médecins se félicitent que le carcan de la bureaucratie ait fini par craquer durant la crise. « Chacun a retrouvé le sens de son métier : les soignants ont soigné et l’administration les a aidés à soigner, les premiers au service des malades, les seconds, réactifs, à l’écoute », écrivent vingt médecins dans Le Figaro. « Tout a été facilité à tous les niveaux pour avoir une réactivité maximale, les contraintes avec la bureaucratie ont été abolies », souligne Dominique Rossi, urologue. Avec les autres signataires de la tribune, il espère que l’hôpital sera à l’avenir « libéré » de ce qu’ils nomment un « fléau ».

Même là, au cœur de la lutte contre le coronavirus, des professionnels de santé estiment toutefois ne pas avoir été assez associés à la gestion de la crise. « La seule chose que l’on avait, au début, c’était des mails de la DGS envoyés à tous les médecins », affirme Emmanuel Loeb, président du syndicat Jeunes médecins. Il assure avoir tenté de joindre un conseiller d’Olivier Véran le 18 mars et avoir reçu un simple « c’est à quel sujet ? », par SMS.

Au niveau du ministère de la Santé, c’était silence radio.
Emmanuel Loeb, président du syndicat Jeunes médecins

Conséquence, selon lui, de ce manque d’anticipation : « Il y a eu une absence complète de coordination entre l’hôpital, l’ARS, les médecins hospitaliers et les médecins de ville. » Même constat du côté des internes. « J’ai écrit, à partir de début février, plusieurs fois au cabinet du ministre, à la direction générale de l’offre de soins (DGOS), on attendait des directives, même écrites, rien n’est venu, on a eu aucune réunion », déplore Justin Breysse, président de l’Intersyndicale nationale des internes en médecine (Insi). Il faut attendre mi-mars pour que leurs recommandations soient traduites dans la réglementation.

« On a des gouttes de sueur sur le front »
Si certaines professions ont dû jouer des coudes pour être intégrées à la lutte contre le coronavirus, d’autres se sont retrouvées en première ligne sans consigne claire de l’administration centrale. Plusieurs maires racontent ainsi ne pas avoir réussi à joindre les préfectures. « Le rapport avec les administrations centrales ou déconcentrées est essentiellement épistolaire, j’ai très peu de contacts directs », assure Agnès Lebrun, la maire de Morlaix. « Je n’ai pas reçu un seul appel de l’autorité préfectorale, alors que j’ai un territoire de 100 000 habitants », s’agace le directeur général des services d’une grande agglomération.

Le préfet, le seul moment où il communique avec vous, c’est par communiqué de presse.
Le directeur général des services d’une grande agglomération

Ces propos n’étonnent pas le chercheur Luc Rouban : « Vous avez une génération de hauts fonctionnaires qui ne connaissent pas le terrain et restent deux ans en place. » Antoine Homé, maire de Wittenhein (Haut-Rhin), regrette également que « les préfets n’aient pas de marge de manœuvre » et qu' »ils appliquent les décisions de Paris ». L’ex-ministre Alain Lambert ajoute : « Les préfets passent leur vie à téléphoner à l’administration centrale pour se couvrir. C’est insensé, car la personne qui leur répond est moins gradée qu’eux ! »

Le couple « préfet-maire » vanté par le gouvernement a du plomb dans l’aile. L’épineuse question de la réouverture des école n’a pas aidé à améliorer les relations entre le terrain et « Paris ». « L’Education nationale nous a envoyé hier à 21h30 la circulaire de réouverture des écoles, la rectrice n’est disponible que demain à 9 heures et on a un protocole de 57 pages… » se désole Antoine Homé, le 7 mai, quatre jours avant le retour en classe. Agnès Lebrun liste les contradictions : « On nous dit d’embaucher des animateurs municipaux pour s’occuper des enfants. Or, le service qui délivre les casiers judiciaires afin de s’assurer de l’absence de condamnation des personnes est fermé depuis le 17 mars. » Son directeur général des services ne peut réprimer sa lassitude : « Ce ne sont que complexités et lourdeurs administratives, on a des gouttes de sueur sur le front. »

La grande débrouille
Face à l’inertie de l’Etat, ils sont nombreux, localement, et à tous les échelons, à avoir pris les choses en main, quitte à s’arroger des compétences. « Le vrai point positif de tout ça, c’est l’intelligence collective, on s’est démerdé comme on a pu », souligne le DGS d’une grande agglomération. On fait des choses hors des clous parce que l’on est sur-administré dans ce pays ». « C’était de la débrouille organisée, confirme Agnès Lebrun. Lorsque toutes les structures associatives ont fermé, on a pris le relais avec nos propres agents pour renforcer l’équipe de livraison alimentaire ».

Dans les hôpitaux aussi, c’est le système D. « On a été obligés de s’autonomiser dans la gestion de la crise en mettant en place des cellules dans les CHU pour gérer les internes », explique Justin Breysse. En Ile-de-France, 35 internes faisaient quotidiennement le point sur l’état de tension dans les services, recensaient les internes et leurs compétences pour mieux les répartir dans les hôpitaux.

La débrouille ne dure qu’un temps et certains rêvent déjà au monde d’après, avec une refonte en profondeur de l’administration française. « Cette crise a marqué le crépuscule d’un Etat jacobin et centralisé, il faut une République décentralisée », plaide Antoine Homé.

La crise, sous cet aspect-là, est une chance historique d’inverser le fonctionnement de la France et d’en finir avec un système totalement hiérarchique qui ne fonctionne plus.
Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes

L’ancien ministre Alain Lambert rêve que s’applique le principe de confiance a priori, où le pouvoir central aurait confiance dans ses fonctionnaires et les jugerait a posteriori. « Or, en France, c’est le système de la défiance a priori qui prévaut : l’agent doit d’abord obtenir une autorisation pour agir, ce qui fait perdre un temps colossal, et on ne s’occupe pas de savoir après s’il a bien ou mal agi. » Pour Agnès Lebrun, on est « dans un exercice grandeur nature », qui laisse une alternative : « Ou bien on est capable de faire un constat et de changer les choses ou ce sera pire qu’avant. » « Si l’on n’est pas capable de tirer les leçons, ce sera la crise des ‘gilets jaunes » version maire », prévient l’édile.