Les livres de notre maître Rav Yossef Razin, le Gaon de Rogatchov (1858-1936), qu’il a intitulés « Tsafnat Pa’aneach » – bien qu’ils soient venus déchiffrer des points obscurs, sont restés comme une énigme dans le domaine de la Halakha ; car, à première vue, on ne voit pas en eux ses paroles comme une explication et à plus forte raison on n’y voit pas sa méthode en Halakha.
Les autres Gaonim ont une méthode directe et leurs paroles sont établies sur les fondements de leurs prédécesseurs, tandis que la particularité du Gaon de Rogatchov réside dans son originalité absolue, tant dans sa méthode d’étude que dans ses conclusions.
Sa méthode d’étude est semblable à celle des premiers sages, puisant directement à la source tout en ignorant complètement les générations de commentateurs qui l’ont précédé ; et selon ses paroles : « Nous n’avons pas à ajouter aux paroles de nos maîtres de la Guemara, du Talmud de Jérusalem et de la Tosefta, mais seulement à comprendre leurs paroles, et nous ne faisons pas preuve de partialité envers quiconque au monde » « mais je ne fais que clarifier et conclure selon l’approche du Talmud et du Talmud de Jérusalem selon mon opinion » (Responsa Ts. P. Varsovie, p. 74).
Parmi tous ses prédécesseurs, seul le Rambam avait de l’importance à ses yeux, celui qu’il considérait comme son maître éminent ; ici et là, il marchait dans sa chambre en serrant ses livres contre son cœur et s’exclamait : voici mon maître !
Sa connaissance était extraordinaire, comme si toute la Torah était déployée devant lui comme un parchemin – aucun secret ne lui échappait et sa pensée s’étendait et descendait dans les profondeurs.
Par cette voie libérée des conventions de ses prédécesseurs, tout en voyant toute la Torah devant ses yeux, celle-ci lui apparaissait naturellement comme un point unique et comme un seul sujet ; selon leur parole dans la Tosefta : « Celui qui pose une question hors sujet doit dire ‘j’ai posé une question hors sujet’, paroles de Rabbi Meïr ; les Sages disent qu’il n’a pas besoin, car toute la Torah est un seul sujet » (Tosefta Sanhédrin chapitre 7).
La combinaison exceptionnelle de toutes ces qualités, qui se sont unies à la fois chez cet homme unique, a créé un nouveau monde de pensée – le monde de la pensée rogatchovienne.
Le monde de la pensée rogatchovienne est un monde de philosophie, qu’il a connu à travers le « Guide des Perplexes » du Rambam, et cette pensée a trouvé son chemin vers le monde de la Halakha [voir l’article « Nombre et compte » expliquant la loi de « bal tosif » (ne pas ajouter) comme un concept philosophique trouvé dans le « Guide » sur la question du nécessaire – s’il est intentionnel ou mixte].
Il a discerné la ligne de pensée qui unit le Rambam homme de Halakha avec le Rambam homme de philosophie, ainsi ses paroles semblent abstraites, des choses qui ne concernent pas du tout la Halakha. Cependant, chose intéressante, malgré sa divergence des méthodes d’étude traditionnelles, il arrive aux mêmes conclusions en Halakha que les décisionnaires, et il n’y a entre lui et eux qu’une différence d’approche : tandis qu’ils sont arrivés à leurs décisions par une approche halakhique directe sur la question discutée, le Rogatchover a vu, dans la question halakhique discutée, non seulement le problème à sa place, mais le concept abstrait dans son ensemble.
Ainsi, la question a été posée dans la maison d’étude des décisionnaires : quel est le statut d’un mineur qui a atteint sa majorité le jour de Kippour – selon l’opinion « que nous comptons les années de majorité de moment à moment » – est-il obligé de terminer le jeûne ? Les décisionnaires ont trouvé que, puisqu’il est autorisé à manger une partie de la journée, il n’y a plus de jeûne du soir au soir. Cependant, le Rogatchover, qui est arrivé à la même conclusion, n’a pas vu la question uniquement à sa place, mais l’a transférée et l’a intégrée dans la problématique du concept de temps. C’est-à-dire si le temps est un point indivisible ou s’il est cumulatif. (Voir l’article sur les concepts de temps page 19).
Son attachement à la philosophie du Rambam l’a amené à utiliser des termes empruntés au « Guide » pour expliquer la Halakha, comme : les deux opinions dans le « Guide » sur la question « si l’absence d’un attribut est l’existence d’une qualité ou non », le Rav s’en est servi pour expliquer la controverse entre le Talmud de Babylone et le Talmud de Jérusalem concernant la règle des « pauvres connus » (voir l’article Attribut et Essence).
De même, il a utilisé d’autres termes du « Guide » comme : point – partie qui n’est pas divisible (voir Guide des Perplexes, partie I, chapitre 73 et chapitre 76 là-bas) ; composition mixte et composition adjacente (Guide des Perplexes, partie II, chapitre 22 et voir aussi là-bas chapitre 1, deuxième étude. Et voir l’article Cloisons et Domaines).
Plusieurs idées fondamentales traversent la pensée du Rogatchover, par exemple, les quatre premiers articles : temps ; nombre et compte ; mesure et dimension ; lettres et mots, qui sont tous unis par une seule idée : « combinaison ou point », s’inspirent d’une autre pensée philosophique centrale – « général et particulier ».
Comment fonctionne « général et particulier » ? Le général est-il un groupe d’objets, de détails qui existent ensemble, une sorte de composition adjacente, de sorte que même dans le général, le détail ne perd pas son caractère ? Ou bien avec la division du général, des individus sont créés, car le général est une sorte de composition mixte, de sorte que dans le général, le détail n’a pas d’existence propre ?
Dans ses termes : « si dans le général il y a aussi une définition de détails » (Mah. T. page 6) « si le tout se divise en détails ou si des détails forment un tout » (ibid. page 12) « si l’existence se divise en détails ou si les détails sont inclus dans le général » (ibid. page 10).
Cette idée fondamentale se reflète dans la Halakha de plusieurs façons :
a. L’interdiction d’un membre d’un animal vivant (ever min ha’chai), comment cela fonctionne-t-il ? Si quelqu’un a mangé un être vivant entier, l’interdiction d’ever min ha’chai s’applique-t-elle, puisque l’être vivant est composé de nombreux membres formant un corps, et il s’avère que les membres apparaissent par eux-mêmes, par conséquent, bien qu’il ait mangé tout l’être vivant, il a également inclus la consommation des membres d’un être vivant ? Ou bien le membre n’a aucune identité propre, et il se fond avec tout le corps, et le membre n’est qu’une partie du tout, et quand il a mangé tout l’être vivant, il n’a pas mangé des membres mais un seul corps vivant ? Et en effet, sur cette question, il y a une controverse entre Tannaïm, dans le traité Houlin 102b : « Il a pris un oiseau qui ne fait pas la taille d’une olive et l’a mangé, Rabbi l’exempte, et Rabbi Éliézer fils de Rabbi Shimon le rend responsable. » Rachi explique : « Rabbi Éliézer fils de Rabbi Shimon le rend responsable car il pense qu’un [être] entier, il n’y a pas de membre d’un être vivant plus grand que cela, et pour un membre, il n’est pas nécessaire qu’il fasse la taille d’une olive. »
(Et voir dans Zevahim 104b : « Rabbi Éléazar a demandé : concernant les taureaux qui sont brûlés et les boucs qui sont brûlés dont la moitié est sortie dans la majorité d’un membre », s’il y a sur lui la loi de sortie par le fait que la majorité du membre est sortie, et voir aussi dans Houlin 70a : « Rava a demandé : suit-on pour les membres la majorité, comme dans le cas où la moitié de lui est sortie et la majorité d’un membre »).
b. L’impureté de la nidda et de la zava, est-ce que l’impureté s’applique à chaque membre et membre – le membre ayant une existence propre – et tout le corps est une combinaison de nombreux membres, ou est-ce que l’impureté s’applique à l’ensemble du corps de la femme car le détail n’a pas d’essence propre. Différence pratique : un membre d’une femme nidda qui s’est détaché d’elle, rend-il impur comme une nidda ou non ? C’est une guemara dans Shabbat 82b : « Ce qui fait que la nidda n’est pas [divisée] par membres ». Selon l’explication de Rachi là-bas : « Si un membre a été coupé d’elle, il rend impur par contact ou par recouvrement à cause de la loi d’un membre d’un être vivant, mais pas à cause de la loi d’un membre d’une nidda, et la différence pratique est qu’il ne rend pas impur par ‘pierre qui bouge' », et ainsi ont expliqué les Tossefot dans Kritout 13a, début du discours « Rava a dit », [dans le sujet « la nidda n’est pas [divisée] par membres », l’interprétation du Rambam et du Raavad est différente dans les lois de l’impureté du lit et du siège, chapitre 9, halakha 4].
c. Ce problème se trouve également dans le sujet du meurtre d’une personne ; est-ce que dans son meurtre, outre qu’il y a dans cette mort la prise de la vie de la personne, y a-t-il aussi des actions de destruction et de dommage dans chaque membre et membre, puisqu’il a aveuglé ses yeux, assourdi ses oreilles, coupé ses mains et ses pieds, etc., ou dans le langage du Talmud de Jérusalem : « y a-t-il des dommages dans le tout » (Talmud de Jérusalem Baba Kama chapitre 4, halakha 6) concernant l’obligation de rançon dans le cas où un bœuf tue, et il y a le cas où le premier a frappé un coup qui peut causer la mort et un second est venu et a accéléré sa mort. On peut dire, de même qu’il y a une obligation de paiement pour des dommages partiels, il en est de même « il y a des dommages dans le tout », c’est-à-dire que s’il l’a tué, il y a aussi une loi de dommages, car il a effectué des actions de dommage sur chaque membre et membre, ou « il n’y a pas de dommages dans le tout » car il n’y a ici qu’une action de meurtre et non des actions de dommage, (voir le Talmud de Babylone Baba Kama 43a, et voir dans « Noam Yeroushalmi » et « Netivot Yeroushalayim ») ; car le membre est comme un détail en soi et il s’avère que dans l’acte de son meurtre, il a retiré à chaque membre et membre sa fonction, ou que le membre n’apparaît pas comme un détail en soi mais comme une partie du corps humain, donc dans son meurtre, il n’y a pas de dommage aux membres eux-mêmes.
D’ailleurs, à partir de cette question qui se trouve dans son livre dans la deuxième édition, on peut voir l’évolution de sa pensée, car dans son livre dans la première édition (dans Ts. P. Maakhalot Assourot chapitre 5, halakha 1), le Rogatchover construit cette question d’une autre manière. Il demande : comment fonctionne la vie ? Est-ce que la vie d’une personne est dans chaque membre et membre, et par conséquent le retrait de la vie est également de chaque membre et membre, ou est-ce que la vie est dans le cœur, et de lui vivent tous les membres, et par conséquent le retrait de la vie n’est qu’à un seul endroit, et ainsi s’expliquent les paroles du Talmud de Jérusalem « il y a des dommages dans le tout ». [Et voir Yevamot 79b : « Rava a dit : si c’est ainsi, il n’y a pas de femme qui soit apte au lévirat, car son mari n’est pas devenu eunuque par la chaleur une heure avant sa mort », car même avant sa mort, il y a déjà la mort du membre].
En fin de compte, les concepts du Rogatchover ne constituent pas une doctrine ordonnée, ce sont des étincelles de pensée dispersées dans tous ses livres.
Le rassemblement de ces étincelles a été pour moi comme une ligne et un niveau. Le désir de rassembler les fragments dispersés de ses pensées en une doctrine claire m’a guidé sur le chemin difficile – celui de donner un arrière-plan halakhique qui convient aux concepts et les éclaire.
Ainsi, ses recherches abstraites ont été insérées dans le cadre de concepts, avec les halakhot qui leur sont liées devenant un centre pour eux ; ce faisant, les « yeux » ont pris chair et se sont revêtus d’une forme.
Ce livre est basé sur les livres du Rogatchover : Tsafnat Pa’aneach partie 1 (1903), Ts. P. sur le livre Haflaah du Rambam (1903) ; Ts. P. Kilayim et Matnot Aniyim (1905) ; Ts. P. Terumot (1908) ; Ts. P. Études de diverses halakhot dans le Talmud, qui est un fascicule complémentaire à la quatrième partie ; Ts. P. Deuxième édition (1930) ; Ts. P. Questions et Réponses 3 parties Varsovie (1935) ; Ts. P. Questions et Réponses, parties 1-2 Dvinsk (1940-1941) ; Lettres de Torah – échange de lettres entre le Rogatchover et le Rabbin Mordechai Kalina (1937), et à partir d’eux ont été créés les concepts qui sont « les secrets du Rogatchover ».
Ma reconnaissance va à mon parent Nachum Arieli qui a révisé avec moi le livre pour le styliser, à l’exception de cet article et des deux derniers articles sur lesquels mon ami Eliezer Ben Yoetz a passé sa plume et qu’il soit béni pour cela.
Avec l’aide de D.ieu, Marheshvan 5718
Moché Grossberg