À Pourim, l’essence divine se manifeste directement dans le monde matériel – y compris dans le festin et la joie. Cette révélation unique nous permet de maintenir nos activités quotidiennes tout en accédant à une lumière spirituelle habituellement accessible uniquement par le détachement complet.

 

Rav Mihael Taieb

Il y a près de 20 ans vivait encore parmi nous un homme nommé le Machpia Shalom Feldman, que la paix soit sur lui. Ceux qui ont eu le privilège d’entendre ses nombreuses histoires témoignent de sa sagesse profonde. Durant une année de travail commun à la Yeshiva Habad de Holon, chaque trajet nocturne offrait l’occasion d’entendre de véritables perles de sagesse de sa bouche.

Une fois, il a partagé cette réflexion : même si quelqu’un prend beaucoup de « Lé’haïm » (boissons alcoolisées) – alors que généralement l’alcool délie les langues selon l’adage « le vin entre, le secret sort » – un secret vraiment profond, qu’une personne ne veut absolument pas révéler, restera gardé même après tous les « Lé’haïm » du monde.

Cette observation fait écho à l’enseignement de la Michna qui stipule : « L’homme est toujours responsable [mouad] ». Une personne demeure entièrement responsable de ses actes et ne peut jamais prétendre « c’était une erreur ». Plus surprenant encore, la Michna affirme que cette responsabilité s’étend même au sommeil.

Comment comprendre cette responsabilité pendant le sommeil ? La Hassidout l’explique ainsi : notre cerveau subconscient fonctionne de telle façon que si, pendant la journée, il était absolument certain pour nous qu’une certaine chose n’arriverait pas pendant notre sommeil, alors elle n’arriverait pas. Si quelque chose se produit pendant notre sommeil, c’est le signe que pendant la journée, ce n’était pas totalement exclu dans notre esprit.

De même pour l’alcool : si certains comportements émergent sous son influence, on ne peut se défendre en disant « ce n’était pas ma faute, j’avais bu ». Ces actes révèlent des tendances qui auraient pu se manifester même sans alcool ; l’ébriété a simplement abaissé les barrières du contrôle.

Le Rav Leibel Groner, de mémoire bénie, racontait qu’un Chabbat Mevar’him Iyar, le Rabbi avait déclaré que ce Chabbat représentait l’alliance de tous les mois d’été à venir. Après Pessah commence l’été, et le Rabbi enseignait que tout commencement doit se faire dans la joie, car la joie brise les barrières. Ayant demandé aux Hassidim d’entonner un air joyeux, le Rabbi s’est alors levé et a commencé à danser avec une intensité extraordinaire. La foule l’a rejoint dans cette danse exultante.

Après quelques minutes, le Rabbi s’est rassis, essoufflé par l’effort. Le Rav Groner, se tenant à ses côtés, l’a entendu murmurer : « Que produira tout cela dans la pensée, la parole et l’action ? » Cette anecdote nous enseigne qu’à Pourim, même dans la joie des « Lé’haïm », il faut garder à l’esprit que D.ieu se tient au-dessus de nous.

La Meguila dit : « Les Juifs eurent la lumière, la joie, l’allégresse et l’honneur. » Nos Sages interprètent : « la lumière » représente la Torah, « l’allégresse » symbolise le festin. La halakha recommande d’étudier la Torah avant de participer au festin de Pourim.

L’essence de Pourim, selon la Hassidout, surpasse celle des autres jours de fête (yom tov). Lors des jours de fête ordinaires, le travail est interdit, des vêtements spéciaux sont requis, et à Yom Kippour, même manger est prohibé – un détachement complet du monde matériel est exigé. Pourquoi ces restrictions ? Parce qu’une lumière divine particulière descend dans le monde ces jours-là. Cette révélation divine ne peut résider que dans un réceptacle approprié, capable de la contenir.

Si quelqu’un ne se détache pas des activités mondaines durant ces fêtes, ne porte pas les vêtements appropriés, n’assiste pas aux offices – alors il ne s’est pas positionné, physiquement et spirituellement, là où la révélation se manifeste. Par conséquent, bien que la révélation soit présente, il ne la reçoit pas. Plus la révélation est élevée, plus grand doit être notre détachement des affaires mondaines.

À Pourim, cependant, le travail est permis. La tradition Hassidique explique qu’à Pourim, ce n’est pas simplement une révélation divine qui se manifeste, mais l’essence même de D.ieu.

Cette essence transcende toutes les catégories. Dire de D.ieu qu’Il est « sans limites » est à la fois vrai et faux, car cette définition elle-même constitue une limitation. De même, Le décrire comme « limité » est également vrai et faux. La vérité est que D.ieu échappe à toute définition. Dans le langage de la Hassidout, Il est simultanément sans limites et limité, au-delà de ces catégories mêmes. L’ouvrage kabbalistique « Avodat Hakodesh » affirme que « l’Infini, béni soit-Il, est la perfection de tout » – et si l’on dit de Lui qu’Il est sans limites mais pas limité, on L’a déjà limité, diminuant Sa perfection.

De là découle l’expression Hassidique que D.ieu « porte les contraires en Lui-même ». L’infini et le fini sont contradictoires, normalement incompatibles, mais en D.ieu ils coexistent harmonieusement. D.ieu, qui transcende à la fois l’infini et le fini, peut les unir parfaitement. C’est l’essence de Pourim.

Cette révélation de l’Essence divine peut donc nous atteindre même si nous continuons nos activités quotidiennes – conduire, cuisiner, téléphoner. Bien qu’il soit préférable de ne pas travailler ce jour-là, Pourim n’exige pas le détachement complet imposé par Yom Kippour.

Le miracle, comme l’enseignait le Rabbi dans son discours de Pourim 5716, est que cette révélation de l’Essence divine se manifeste spécifiquement dans le festin de Pourim. Les femmes qui préparent la nourriture pour ce festin doivent savoir que leurs plats serviront de réceptacle à la révélation de D.ieu Lui-même.

Le festin de Pourim n’est donc pas une simple occasion de réjouissance, mais une joie imprégnée de sainteté et de pureté. Une joie de repentir dans l’allégresse. Une joie qui brise les barrières et révèle l’Essence divine.

C’est pourquoi « les Juifs eurent la lumière et la joie. » Pour aborder ce repas dans l’esprit approprié, il convient d’étudier préalablement un sujet de Torah – un midrash sur Pourim, un passage de la Guemara du traité Meguila, un discours Hassidique, un chapitre du Tanya – de réciter quelques psaumes, de se purifier les mains, puis de se réjouir sans limites. Mais à chaque verre de « Lé’haïm », il faut se rappeler : « Que produira tout cela dans ma pensée, ma parole et mon action ? »

La halakha prescrit une bénédiction spéciale – « Béni sois-Tu, Éternel notre D.ieu, Roi de l’univers, qui est bon et qui fait le bien » – lorsqu’on boit un vin de qualité supérieure au premier. Cette bénédiction fut instituée après que les Romains eurent finalement permis d’enterrer les martyrs de Beitar. Pourquoi prononcer cette bénédiction en buvant du vin ? Pour se rappeler, même dans le plaisir, les tragédies passées et éviter les comportements qui pourraient provoquer de nouvelles destructions. Cette prescription révèle la profonde compréhension psychologique des Sages.

Dans son fameux discours de Pourim 5718, lors d’une hitvaadout mémorable qui dura de 21h30 jusqu’à 6h du matin, le Rabbi expliqua le sens profond de l’injonction de boire jusqu’à « ne plus distinguer entre ‘maudit soit Haman’ et ‘béni soit Morde’haï' ». L’intention n’est pas d’atteindre un état d’ivresse où l’on confondrait réellement le bien et le mal. Au contraire, il s’agit d’arriver à un niveau transcendant l’intellect où, même dans cet état de « Ad DéLo Yada, ne pas savoir », demeure une clarté fondamentale sur ce qui est béni et son contraire.

La tradition raconte que certains justes, comme le Rama, parcouraient les maisons après le festin de Pourim pour rappeler aux gens de prier la prière du soir. Cette conduite exemplifie l’attitude juive authentique : même dans l’état de « Ad Délo Yada » (jusqu’à ne plus savoir), conserver une conscience claire de ce qui est béni et et son contraire.

La Hassidout met en garde contre « l’absorption des forces extérieures ». L’Admour Hazaken emploie cette parabole : un voleur cible naturellement les endroits où il y a des richesses à dérober. De même, les forces négatives (klipot) cherchent à détourner l’énergie divine. D.ieu accorde à ces forces une vitalité minimale, « par l’arrière », sans générosité ni désir – contrairement à la sainteté qu’Il alimente abondamment.

Ces forces négatives, tels des voleurs rusés, tentent constamment de s’infiltrer pour détourner l’énergie spirituelle : transformer la crainte divine en colère, l’amour de D.ieu en passions matérielles, ou l’exaltation de l’étude en orgueil. Ces subtiles incursions requièrent un discernement aiguisé pour être détectées.

Une histoire illustre ce concept : Rabbi Menahem Nahoum Twerski de Tchernobyl, (né en 1730, Garinsk, Volhynie – mort en 1797, Tchernobyl, en Ukraine), reçut un don considérable d’un visiteur, au moment même où un de ses fidèles avait besoin exactement de cette somme pour marier sa fille. Il remit donc l’argent à ce Hassid nécessiteux. Mais ensuite, un doute l’assaillit : n’aurait-il pas été préférable de répartir cette somme entre plusieurs familles ? Il finit par reconnaître que sa première impulsion venait de l’âme divine, tandis que le second raisonnement émanait de l’âme animale.

Le Baal Shem Tov enseignait que la Hassidout n’est pas venue pour rendre les gens plus religieux – la religion peut parfois transformer la dévotion en colère contre ceux qui perturbent la prière, ou en irritation envers les enfants qui ne se comportent pas comme souhaité. On peut être religieux et rester un « naval birshut haTorah » (un scélérat avec la permission de la Torah). La Hassidout vise plutôt à développer la perspicacité spirituelle, à affiner les sens pour discerner les ruses du mauvais penchant.

Une anecdote révélatrice raconte comment le Rabbi Rachab, 5e Rabbi de Loubavitch,  lors d’un Farbrenguen, remarqua un Hassid qui, tout en écoutant attentivement son enseignement, mangeait distraitement du sarrasin. Le Rabbi l’interpella : « N’oublie pas que tu manges du kasha. » Son fils, le Rabbi précédent, expliqua plus tard que le plaisir spirituel que ce Hassid ressentait en écoutant la Hassidout était subtilement détourné vers le plaisir matériel de la nourriture. Le Rabbi l’avertissait de cette infiltration du mauvais penchant.

Cette vigilance constante s’enracine dans la conscience que « D.ieu se tient au-dessus de nous et toute la terre est remplie de Sa gloire, Il nous regarde et examine nos reins et notre cœur, pour voir si nous Le servons comme il convient. »

Depuis la destruction du Temple, où D.ieu réside-t-Il ? « D.ieu n’a dans Son monde que les quatre coudées de la halakha. » L’Admour Hazaken explique que chaque fois qu’un Juif étudie la Torah dans la sainteté et la pureté, D.ieu réside en lui. Étudier la Torah, c’est inviter D.ieu chez soi – devenir Son hôte (ouchpizikhin). De même, quand nous célébrons le festin de Pourim avec des paroles de Torah, des chants spirituels, en nous élevant dans la sainteté, nous invitons D.ieu à notre table.

Le Rabbi Rachab notait que dans la tradition Habad, on n’écrit pas sur le pupitre de l’officiant « Sache devant qui tu te tiens », car cette conscience doit être gravée dans l’esprit, non sur un meuble. La présence divine devant laquelle on se tient doit être une réalité intérieure constante.

Une histoire illustre parfaitement cette idée. Un riche homme d’affaires, Hassid de l’Admour Hazaken, avait souvent l’occasion de rencontrer le Tsar russe lors de réceptions. Étant Hassid, il n’était pas impressionné par cette royauté terrestre – il se levait par respect protocolaire, mais sans manifester la révérence admirative des non-juifs. Le Tsar, remarquant cette attitude, lui envoya une convocation officielle.

Inquiet, l’homme se présenta au palais. Conduit de salle en salle, il finit par se retrouver devant le Tsar, complètement terrifié. L’empereur lui dit alors : « Tu vois comment tu te tiens maintenant ? C’est ainsi que je veux que tu te tiennes chaque fois que tu me vois. Maintenant tu as compris ? Tu peux partir. »

Cette leçon s’applique au festin de Pourim. Même en disant « Lé’haïm » et en se réjouissant, il faut garder à l’esprit que « D.ieu se tient au-dessus de nous, examine nos reins et notre cœur ». Cette conscience doit nous accompagner : « Que produira tout cela dans ma pensée, ma parole et mon action ? »

Le Choul’han Arou’h (Code de loi juive) stipule qu’à Pourim, « quiconque tend la main, on lui donne » – obligation de répondre à toute demande de charité. Selon le principe « Il déclare à Jacob Ses statuts et Ses lois à Israël » – ce que D.ieu ordonne à Israël de faire, Il le fait Lui-même – D.ieu s’engage en ce jour à exaucer toutes nos requêtes.

En ce jour béni, prions pour le retour de tous les otages, la protection des soldats et de tous les Juifs du monde entier, et surtout pour la venue du Machia’h, afin que nous nous réjouissions tous ensemble dans le troisième Temple reconstruit, d’une joie véritable et éternelle.