Le Hé Tévet, jour de fête dans le calendrier hassidique, célèbre la libération des livres. L’un des aspects les plus fascinants de cet évènement lumineux est probablement l’évocation des livres comme s’il s’agissait d’êtres humains. On parle à leur propos d’emprisonnement, de sauvetage, de libération et de délivrance. Il est vrai que dans le judaïsme, les livres se confondent souvent avec les auteurs. Un maître est couramment appelé par son œuvre, si bien que parfois on sait juste le désigner par sa composition, sans connaître précisément son nom. On pense par exemple au Baal Hatourim, au Hatam Sofer, au Tsémah Tsédek ou encore au Hafetz Haïm.

Cette vénération du livre est une constante très ancienne, et tout commence avec la Tora et son commentaire oral le Talmud. C’est ainsi qu’on danse avec les rouleaux de la Tora quand on célèbre la fin du cycle annuel de leur lecture. Ou encore lorsqu’on marque le terme de l’étude d’un traité talmudique, on déclare dans le cérémonial de clôture, comme envers un être cher et aimé : « Je reviendrai vers toi, traité untel. ».

Bien plus qu’une louable et touchante manifestation de respect, il y a en réalité ici l’existence d’une identité merveilleuse et parfaite entre une œuvre et son écrivain. Un phénomène qui prend son origine avec le premier des auteurs, D.ieu lui-même, et la Tora, son livre. Selon le Talmud (Chabat 105a), D.ieu investit son essence dans la Tora – Ana Nafchi Kétavite Yéhavite. Rajoutons que d’après le Midrach, Tanya Dévé Elyahou Raba (ch.18) et Yalkout Chimoni Ekha (§1034), à chaque fois qu’on étudie un passage de Tora, D.ieu en fait de même. Dans son œuvre centrale, le Tanya (ch. 5&37), R. Chnéor Zalman de Lyadi explique que par l’étude de la Tora, on fait venir D.ieu à soi, pour ainsi dire. Dès lors, l’étude devient une rencontre tout à fait unique en son genre, entre l’homme et le divin, le fini et l’infini. Il atteste même qu’il s’agit d’une union inouïe, sans égal dans le domaine physique.

Le même principe semble valoir à propos de nos maîtres et de leurs ouvrages, offrant un nouveau visage au passage entre un sage et son message, une fois quitté ce monde. C’est ainsi que le Rabbi Rachab déclarera dans ses derniers moments de vie : « Je m’en vais au Ciel, toutefois je vous laisse mes livres. », comme si désormais, il était toujours possible de retrouver le maître à travers ses écrits. Suivant le Talmud (Békhorot 31b), citer un sage a pour effet de déclencher en retour le remuement de ses lèvres, outre-tombe. Dans une perspective encore plus inattendue, une œuvre peut carrément compléter la vie physique de son auteur, tel à propos du Rambam. Bien qu’il existe une controverse sur l’année de sa date de naissance, selon plusieurs sources juives, Rambam vécut très exactement soixante-dix ans moins quatre-vingt-trois jours.

Le Rabbi (Torat Ménahem 5752, Chémot, note 83) suggère ingénieusement que les quatre-vingt-trois sections qui structurent son chef-d’œuvre, le Michné Tora, comblent les quatre-vingt-trois journées manquantes de sorte que l’on peut affirmer qu’il vécut soixante-dix années entières.

A ce propos, le Talmud enseigne (Roch Hachana 11a, Sota 13b, Kidouchin 38a) que les justes ressemblent à Moché Rabénou, ils vivent des années pleines, en ce qu’ils naissent un jour, et des années plus tard à cette même date, ils quittent ce monde, une règle qui doit s’appliquer d’une manière ou d’une autre, de façon physique ou spirituelle.

Soulignons du reste, le lien très fort entre les deux maîtres, comme stipulé sur la sépulture du Rambam à Tibériade : « De Moché à Moché, nul ne fut semblable à Moché ». Le Michné Tora est l’œuvre maîtresse du Rambam, la seule qu’il composa d’emblée dans la langue sainte, a contrario de ses autres livres. A l’introduction de cet ouvrage rédigé à une époque de grand danger pour le judaïsme, dans le but de perpétuer la transmission de la Tora aux générations suivantes, il explique de façon stupéfiante que cet écrit est une synthèse de toute la Tora orale, une affirmation sans équivalent chez ses pairs. C’est plus que toute autre composition, le chef-d’œuvre de sa vie, et davantage que les autres, l’on peut dire à son sujet qu’il y a mis toute son essence, toute son âme, au point d’incarner sa vie.

Enfin, en forme de parachèvement à ces lignes, le principe s’étend en réalité à tout un chacun, ainsi qu’il est rapporté dans la Genèse (5,1) : « Voici le livre des générations d’Adam », dont une lecture plus imagée, à l’invitation de la langue hébraïque, peut signifier que « l’histoire d’un homme est un livre – Zé séfer, tolédot adam ».

La vie est un livre qu’on écrit. Chaque moment qui passe est peut-être une ligne, une page, un chapitre, une section qui se rédige, tout dépend de l’intensité qu’on y dirige.

Alors, puissions-nous composer, chacun d’entre nous, le plus beau des livres. « Et la plume sera pour toi un ami », ainsi que le déclare l’Admour Hazaken.

Daniel Toledano
Auteur du livre « Cinq ans – Savoir étudier le commentaire de Rachi sur la Tora », publié aux éditions Kehot