Lorsque le Rabbi de Loubavitch commença dès 1964 (5725) à enseigner Rachi au grand public en mémoire de sa maman, une incroyable révolution dans l’étude de cette œuvre sur la Tora, elle-même révolutionnaire en son temps, venait de voir le jour.
Au fil des siècles, à force de commenter Rachi, l’ouvrage devient l’apanage du sage et de l’élite instruite. Et même si durablement, Rachi unit dans le livre les grands et les petits, les grands qui l’approfondissent et les petits qui débutent avec, il ne s’agit là que d’une mitoyenneté où seul l’érudit est véritablement érigé en modèle et aspiration de l’étude.
Le Rabbi rétablit l’esprit de Rachi, restituant le débutant en référent. Ici, l’initié fait fi de sa science, le bon sens a préséance. Le savant retrouve son âme d’enfant, délaissant momentanément son âme d’adulte.
Alors, l’invitation au savoir se mue d’abord en une invitation à voir. L’approche est follement audacieuse et prodigieuse. Il est vrai qu’à l’origine, dans des temps plus anciens, on interrogeait un enfant pour obtenir la compréhension simple d’un commentaire de Rachi sur la Tora qui pouvait faire difficulté.
Si l’âme d’adulte obéit au « ta chma », c’est-à-dire au « viens entendre », celle de l’enfant cède au « ta hazé », à savoir au « viens voir ». L’ouïe mène au sens analytique, le Drach. La vue quant à elle, conduit au sens apparent ou littéral, le Pchat, celui que Rachi est d’abord venu éclairer.
Ces deux âmes sont antinomiques et se trouvent dans une tension permanente, s’emparant l’une ou l’autre du corps. L’une est essentielle, l‘autre composite, l’une alimente les rêves, l’autre la raison, l’une aime le chemin court, l’autre le sentier long, l’une privilégie l’instant, l’autre le temps.
Enfin l’une se pare de pureté, de candeur ou de jouvence, quand l’autre se drape de connaissances, d’expériences, ou de références.
Dans l’étude de Rachi, la primeur revient d’abord à l’âme d’enfant, spécialement l’Enfant de cinq ans, celui qui est au seuil de l’initiation, en vue de la compréhension simple et authentique du commentaire, pour laisser place ensuite au raisonnement davantage élaboré, plus enfoui et indirect, typique de l’âme adulte.
Ce modus operandi s’articulant autour de deux âmes, est incroyablement novateur à notre époque moderne. Il investit les exposés du Rabbi sur Rachi, et semble tout droit prendre modèle du Tanya, comme si l’approche du Rabbi s’originait volontairement dans le travail opéré par l’Admour Hazaken, reliant harmonieusement et sans surprise, le septième Rabbi de Habad avec le fondateur du mouvement.
En effet, le Tanya présente aussi de manière extraordinairement innovante, le principe de deux âmes présentes en l’homme, une âme animale et une âme divine.
Cette notion de double âme qu’il pousse à son summum provient de l’enseignement du Arizal retranscrit par son disciple R. Haïm Vital. Elle tranche radicalement avec la représentation traditionnelle de l’existence d’une seule âme avec deux penchants, notamment que l’on retrouve chez les penseurs médiévaux.
De façon merveilleuse, la mise en évidence dans le Tanya de ces deux entités induit l’émergence d’une cinquième variation humaine du bien et du mal.
Après le juste qui connaît le bien, le juste qui connaît le mal, l’impie qui connaît le bien, l’impie qui connaît le mal, il y a le « Benoni », littéralement « celui qui est entre deux ». Ce dernier, entre le juste et l’impie, se caractérise en effet dans son intimité par une tension continue entre ces deux âmes, l’âme animale et l’âme divine.
Tout comme l’Enfant de cinq ans, défini par Rachi, comme un être sans faute (Genèse 25,7), l’auteur du Tanya précise également de façon originale que le Benoni est lui aussi sans infraction.
Rachi se saisit d’abord avec le regard d’un « Enfant de 5 ans », selon la révolution portée par le Rabbi, reconnectant l’œuvre au grand public, comme dit plus haut. De même, le Tanya se singularise avec le « Benoni », un niveau, qui du propre aveu de Rabbi Chneor Zalman de Lyadi, se veut accessible à tout un chacun.
Pour développer le parallélisme à son paroxysme, il faut réaliser d’une part qu’en tant qu’ouvrage de référence par excellence, le commentaire de Rachi se fond dans une osmose parfaite avec le rouleau de la Tora qu’il explique, et que d’autre part, le Tanya, considéré comme la « Tora écrite » du Hassidisme, fait naturellement miroir aux cinq livres de la Tora. Ils ont d’ailleurs la même structure, cinquante-trois sections, d’un côté comme de l’autre.
Selon Rachi, la Tora débute avec deux « rechit », deux buts au monde, la Tora et Israël, Le Tanya, quant à lui, s’entame avec les deux « rechit » de l’homme, les deux commencements de sa vie, l’âme animale et l’âme divine. Enfin pour conclure, la Tora avec Rachi se découvre selon le Rabbi, de façon semblable et escomptée, avec deux « rechit », les deux débuts de l’étude, l’âme d’enfant et l’âme d’adulte.
Daniel Toledano, spécialiste de Rachi, auteur de « Cinq ans – Savoir étudier le Commentaire de Rachi sur la Tora » aux éditions Kehot