Nous étions là, incapables de prononcer les mots à voix haute, nous ne le pouvions pas. La langue ne bougeait pas, les lèvres ne remuaient pas. Silence.

C’est ainsi que cela se passait les premières fois que nous tenions en main le texte du Maaneh Lashon.

Nous nous tenions dans l’Ohel avec un livret que nous n’avions guère utilisé jusqu’à ce jour, jusqu’au 3 Tamouz 5754, et nous y lisions des chapitres de Psaumes, un texte de requêtes inconnu, des passages du Zohar.

C’était difficile, difficile d’exprimer à voix haute ces expressions douloureuses. Nous étions là, la bouche essayait de parler, mais les yeux coulaient sans cesse. Comment, comment pouvait-on dire au Rabbi, dire près du Rabbi, sur le Rabbi : « Que la paix soit sur vous, notre maître et notre Rabbi, que la paix soit sur vous ». Comment, comment pouvait-on dire « Reposez en paix sur votre couche ». Comment… !?

Des années après 1994, l’un des hassidim importants m’a dit : Je ne suis pas capable de dire le Maaneh Lashon, c’est un texte qui blesse, je ne peux tout simplement pas. Je ne dis que des chapitres de Psaumes dans l’Ohel et je lis un Pan (demande de bénédiction)…

Et il n’est pas le seul, et il y en a qui jusqu’à aujourd’hui ne sont pas capables de dire ce texte dans l’Ohel.

C’est le « ressenti » d’un hassid qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main, mais à mon humble avis, nous ne sommes pas de plus grands hassidim que le Rabbi lui-même.

Le Rabbi était un hassid du Rabbi Rayatz pas moins que nous nous persuadons d’être des hassidim du Rabbi, et le Rabbi, lui, disait bien le texte du Maaneh Lashon sur le Ohel de son Rabbi.

Quand nous entrons dans l’Ohel, nous allumons une bougie, car c’est ainsi que faisait le Rabbi. Le jour où nous allons à l’Ohel, nous jeûnons, mais nous buvons, car c’est ainsi que faisait le Rabbi. Quand nous nous apprêtons à entrer dans l’Ohel, nous mettons des chaussures en toile, car c’est ainsi que faisait le Rabbi –

Il en va de même pour ce que l’on fait à l’intérieur de l’Ohel. Nous disons le Maaneh Lashon car c’est ainsi que faisait le Rabbi.

Le « ressenti » hassidique a sa place dans une réunion hassidique, autour d’un verre de mashke, mais en ce qui concerne l’action concrète, avec tout le respect dû aux ‘sentiments’, il semble qu’il faille les mettre de côté et agir comme le Rabbi agissait.

Nous tenions le livret du Maaneh Lashon et il était difficile de dire les mots. Nous pleurions et nous disions, nous disions et nous pleurions. Mais finalement, nous avons dit le texte du Maaneh Lashon.

Mais quand nous sommes arrivés au « Yehi Ratzon » à la fin du livret : « …par le mérite des Tanaïm et des Amoraïm… et par le mérite des justes proches de ce lieu, et en particulier le mérite des justes, notre maître et Rabbi Rabbi Yosef Yitzchak fils de notre maître et Rabbi Rabbi Shalom Dov Ber et notre maître et Rabbi Rabbi … fils du Rabbi Rabbi Levi Yitzchak, que leur mérite nous protège » –

Nous n’étions pas capables de prononcer le nom saint complet du Rabbi. Simplement pas. Ce n’était pas concevable.

Nous ne le lisions que des yeux, des yeux mouillés de larmes, et nous n’étions pas capables de le prononcer. ‘Explicitement omis’. Simplement incapables. La peur nous saisissait.

Mais une année est passée, et encore une année, et encore une année, au début nous ne le lisions que dans notre pensée, après quelques années nous le murmurions furtivement comme qui dit-ne dit pas, et après d’autres années nous le « faisions disparaître » comme ce grand prêtre à l’époque du Second Temple, et avec les années, à notre grand regret – certes le cœur bat plus vite, mais nous disons le nom tel qu’il est écrit, comme c’est écrit dans le texte du Maaneh Lashon…

« L’habitude fait son œuvre, et il y a lieu de craindre que la chose ne vieillisse, et que la lumière et la chaleur de l’attachement à notre Nassi, à sa Torah et à ses directives – qui ne font qu’un – ne s’affaiblissent, à D.ieu ne plaise »…

Le cœur tendre, le sentiment hassidique pur, s’est recouvert de poussière et de rouille au fil des années. Quelque chose s’y est émoussé. La crainte naturelle de prononcer le nom du Rabbi s’est un peu estompée.

La peur paralysante s’est un peu dissipée, nous parvenons à le prononcer. Certes doucement, avec un tremblement au cœur, mais les lèvres bougent, la langue ne se bloque pas. Nous nous sommes h-a-b-i-t-u-é-s.

**

La semaine dernière, c’était l’anniversaire du décès de mon grand-père, le Rav Mordechai Shusterman, qui a eu le mérite d’être le lecteur de la Torah pour le Rabbi pendant environ quarante ans.

Chaque fois que le Rabbi montait à la Torah, mon grand-père proclamait de sa mélodie particulière : « Que se lève, notre maître et Rabbi fils du Rabbi Rabbi Levi Yitzchak ».

Mais « une fois par an », une seule fois par an, lors de la montée du Rabbi pour « Hatan Bereshit » le jour de Sim’hat Torah – mon grand-père proclamait le nom complet du Rabbi.

Je me souviens de mon grand-père la nuit précédant ce jour ou ce matin-là – il était simplement « hors de lui », ne tenait pas en place. Il allait proclamer à pleine voix et à haute voix le nom complet du Rabbi. La peur était visible sur lui.

Sans parler du tremblement qui le saisissait pendant la lecture de la Torah, tremblement qu’on entendait clairement dans sa voix, lorsqu’il proclamait et lisait le nom complet du Rabbi – – –

**

Nous nous sommes habitués, le temps est plus fort que nous, la routine a émoussé nos sens, « l’habitude fait son œuvre » –

Il faut enlever la poussière qui s’est accumulée, nettoyer la rouille qui s’est déposée sur l’âme.

Comment l’enlève-t-on, quelle est la méthode, je ne sais pas. Le cœur connaît l’amertume de son âme. Chacun selon son âme sait combien de poussière s’est déposée en lui, ce qui l’éveille et quelle est la façon de la nettoyer.

Mais sachons qu’il faut enlever la poussière.