Ce texte est basé sur un discours (maamar) hassidique prononcé par le Rabbi le 9 Adar 5728 (1968), qui analyse en profondeur le commandement biblique concernant Amalek à partir d’un verset du Deutéronome: « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek… tu effaceras le souvenir d’Amalek ».

Dans la pensée hassidique, et particulièrement dans le système élaboré par la philosophie Habad, l’univers spirituel est organisé selon une structure hiérarchique comprenant différents niveaux de sainteté (Kedoucha) et d’impureté (Klipa). Ce discours approfondit la compréhension d’Amalek comme représentant une catégorie fondamentalement distincte au sein des forces d’impureté.

La Hassidout établit une distinction cruciale entre deux types de forces négatives:

  1. Les sept nations cananéennes/Les sept émotions négatives – Ces forces représentent les traits de caractère négatifs conventionnels (colère, orgueil, convoitise, etc.) qui, bien que problématiques, peuvent être transformés et redirigés vers le service divin. Elles sont appelées « midot ra’ot » (mauvaises caractéristiques émotionnelles) et correspondent symboliquement aux sept nations que les Israélites devaient conquérir en entrant en Terre Promise.
  2. Amalek – Force radicalement différente qui ne peut être ni transformée ni purifiée, mais doit être complètement éradiquée.

Cette distinction n’est pas simplement théorique mais a des implications profondes pour la pratique spirituelle.

L’essence métaphysique d’Amalek: l’arrogance sans fondement

La Hassidout identifie l’essence d’Amalek comme « hitnassout shelo al pi taam » – une arrogance ou élévation de soi qui n’est pas fondée sur une raison. Cette définition mérite d’être explorée en profondeur.

Dans la pensée hassidique, même l’orgueil ordinaire (gaava) possède généralement une certaine logique interne – une personne peut s’enorgueillir de ses talents, de sa richesse, de son intelligence, etc. Bien que cet orgueil soit condamnable, il possède au moins une certaine « rationalité » psychologique qui peut être adressée en démontrant la vanité de ces qualités ou en les redirigeant vers des objectifs plus nobles.

Mais l’arrogance d’Amalek est fondamentalement différente. Elle est caractérisée comme:

  • Sans fondement logique – Il ne s’agit pas d’un orgueil basé sur des qualités ou des accomplissements, mais d’une opposition pure au divin
  • Consciente et délibérée – Contrairement aux autres impuretés qui peuvent agir par ignorance, Amalek « connaît son Maître » et choisit néanmoins de se rebeller
  • Houtspa beli taam – Une effronterie ou insolence sans raison, comparable à un sujet qui se rebelle contre son roi tout en reconnaissant pleinement sa légitimité

Cette forme d’opposition est comparée dans les sources hassidiques à « l’impudence sans couronne » (malkhut belo keter) – un pouvoir qui n’a aucune légitimité supérieure mais qui persiste néanmoins dans son affirmation.

La tactique spirituelle d’Amalek: le refroidissement (Kerirout)

L’arme principale d’Amalek est décrite comme « Kerirout » – le refroidissement. Ce concept est dérivé de l’interprétation du verset biblique « asher kar’ha badere’h » (qui t’a refroidi en chemin) relatif à l’attaque d’Amalek contre Israël après l’Exode.

Cette « Kerirout » opère de plusieurs façons:

  1. Face à l’évidence divine – Là où d’autres reconnaîtraient la main de D.ieu, Amalek introduit le doute et la froideur intellectuelle
  2. Face à l’enthousiasme spirituel – Quand une personne ressent une inspiration spirituelle, Amalek tente de l’éteindre par le cynisme et la relativisation
  3. Face à la transcendance – Même confronté à des expériences qui devraient normalement susciter l’émerveillement, Amalek maintient délibérément une indifférence calculée

La Hassidout utilise une métaphore puissante pour illustrer ce processus: même face à des événements miraculeux (comme lors de la sortie d’Égypte), Amalek tente d’abord de les nier complètement. Si cela s’avère impossible, il essaie de diminuer leur signification en argumentant que ce n’est « pas si extraordinaire » pour le Tout-Puissant. Et si même cette approche échoue face à l’évidence écrasante du miracle, Amalek tente d’influencer la personne pour qu’elle décide délibérément de ne pas être émue ou transformée par cette expérience.

L’impossibilité du « Birour » pour Amalek

Un concept fondamental de la Kabbale et de la Hassidout est celui du « Birour » – le processus de clarification, de raffinement et d’élévation des étincelles de sainteté emprisonnées dans l’impureté. La plupart des forces négatives peuvent subir ce processus, où leur énergie est réorientée vers la sainteté.

Cependant, la Hassidout explique qu’Amalek représente une catégorie spirituelle pour laquelle le Birour est impossible. Pourquoi?

  • Parce que contrairement aux autres impuretés qui contiennent une étincelle de bien dévoyée (comme un désir qui pourrait être redirigé vers un objectif saint), l’essence d’Amalek est l’opposition même à la sainteté
  • Parce que son opposition n’est pas fondée sur une confusion ou une passion mais sur un choix délibéré et sans raison
  • Parce que là où il y a une raison, même erronée, il peut y avoir dialogue et transformation, mais face à une opposition « sans raison », aucun dialogue n’est possible

C’est pourquoi Amalek est décrit avec les mots « ad oved » (jusqu’à la destruction) – sa fin ultime ne peut être que l’anéantissement total, et non la transformation.

Les parallèles cosmiques: « Reshit » et « Aharit » dans la sainteté et leur reflet inversé

La Hassidout établit un parallèle fascinant entre la structure de la sainteté et celle de l’impureté à travers les concepts de « reshit » (commencement) et « aharit » (fin).

Dans le domaine de la sainteté, ces concepts sont illustrés par la déclaration divine « Ani rishon v’Ani aharon » (Je suis le premier et Je suis le dernier). Cela signifie que D.ieu est présent tant au début qu’à la fin de tous les processus cosmiques – Il est la source de la création et la finalité vers laquelle tout converge.

Amalek, en tant que force opposée, est également décrit en termes de « commencement » et de « fin »: « Reshit goyim Amalek, v’aharito adei oved » (Amalek est le premier des peuples, mais sa fin est la destruction). Cette formulation suggère qu’Amalek imite perversement la structure divine, cherchant à s’établir comme une anti-source et une anti-finalité.

Cette correspondance structurelle explique pourquoi Amalek est considéré comme la quintessence de l’opposition au divin – il ne s’oppose pas simplement à un aspect particulier de la divinité, mais à sa structure fondamentale.

Implications pour la compréhension historique d’Amalek

Bien que le discours se concentre principalement sur les dimensions spirituelles et psychologiques d’Amalek, ces perspectives éclairent également la compréhension traditionnelle des récits bibliques concernant ce peuple.

La description biblique du premier affrontement avec Amalek (Exode 17) prend une nouvelle dimension à la lumière de cette analyse. Amalek attaque Israël précisément au moment où le peuple vient d’être témoin des miracles extraordinaires de l’Exode et de la traversée de la Mer Rouge. Cette attaque peut être interprétée comme une tentative de « refroidir » l’enthousiasme spirituel d’Israël face à ces manifestations divines.

De même, l’insistance biblique sur l’effacement complet d’Amalek (à la différence du traitement prescrit pour d’autres nations ennemies) s’explique par sa nature fondamentalement irréformable. Ce n’est pas par simple vengeance, mais parce que l’essence même d’Amalek est en opposition irréconciliable avec la présence divine que la Torah ordonne son éradication totale.

Conclusion: Amalek comme antithèse de l’humilité divine

Dans la pensée hassidique, la plus haute qualité divine est souvent identifiée non pas comme la puissance ou la sagesse, mais comme l’humilité transcendante – la capacité de l’Infini à se contracter (Tsimtsoum) pour permettre l’existence du fini. L’humilité divine est le fondement même de la création et de la révélation.

Amalek, caractérisé par une arrogance sans fondement, représente donc l’antithèse absolue de cette qualité fondamentale. Son opposition n’est pas simplement à un aspect particulier de la divinité mais à la nature même de la relation divine avec le monde.

Cette perspective explique pourquoi Amalek occupe une place si centrale dans la pensée juive – il ne s’agit pas simplement d’un ennemi historique parmi d’autres, mais de l’archétype spirituel de l’opposition au projet divin dans sa totalité.