Le secret du sandwich dans l’étui du Talit. Le témoignage d’un disciple du Baal Shem Tov dans sa vieillesse. Que fait un Juif en pyjama le Chabbat après-midi, et que m’a dit un garçon plus âgé sur le balcon de la synagogue ?
Il est fascinant de constater la diversité des éléments qui peuvent éveiller un individu à la spiritualité et à la sainteté. De nombreux exemples de Baalei Techouva (personnes revenues à la religion) démontrent que l’adoption d’une alimentation saine peut constituer une première étape vers un rapprochement avec la religion. Ce phénomène, loin d’être anecdotique, trouve d’ailleurs un écho dans la littérature religieuse qui affirme que la Techouva (repentance) doit d’abord s’opérer dans le corps avant de toucher l’âme.
Deux explications principales peuvent être avancées pour éclairer le lien entre la Techouva du corps et celle de l’âme.
Premièrement, cette relation s’enracine dans la différence fondamentale entre le matériel et le spirituel. La perspective matérialiste se focalise sur l’instant présent, tandis que la dimension spirituelle invite à se projeter vers l’avenir. Comme le soulignent les Écritures : « Et vous ne vous égarerez pas à la suite de vos cœurs et de vos yeux, après lesquels vous vous vendez » (Nombres 15:39). La déviance réside dans l’attachement excessif à l’immédiateté, à l’ici et maintenant. À l’inverse, la sagesse spirituelle enseigne à cultiver une vision à long terme, comme l’exprime l’adage talmudique : « Qui est sage ? Celui qui prévoit l’avenir » (Tamid 32a). Ainsi, le simple fait d’adopter une alimentation saine témoigne d’une projection dans le futur et ouvre la voie à une plus grande réceptivité au spirituel, et potentiellement, à une Techouva complète.
Deuxièmement, l’un des principaux obstacles à la Techouva réside dans l’incapacité de l’individu à s’extraire du tourbillon de la vie quotidienne pour se livrer à l’introspection. Le mauvais penchant, conscient que la réflexion conduirait à sa perte en neutralisant le pouvoir des tentations, investit toute son énergie pour maintenir l’homme dans un état d’inattention. Comme le dit le dicton populaire, la principale punition divine après 120 ans ne sera pas tant pour les transgressions commises que pour l’absence de repentir. Or, l’attention portée à son alimentation, en obligeant à marquer une pause avant chaque bouchée, développe progressivement la capacité à réfléchir sur ses actes. Elle réduit ainsi la fréquence des chutes spirituelles et, le cas échéant, favorise la réparation des erreurs commises.
L’adoption d’une alimentation saine enclenche un processus de réflexion qui s’étend bien au-delà de la sphère nutritionnelle. L’individu est amené à s’interroger sur la nature et les effets de chaque aliment : « Qu’est-ce qui est bénéfique pour ma santé ? Qu’est-ce qui peut m’être dommageable ? Qu’ai-je déjà consommé aujourd’hui ? ». Cette démarche analytique requiert une pause consciente avant chaque bouchée, un temps d’arrêt propice à la prise de recul. Or, c’est précisément dans ces moments de lucidité que le mauvais penchant perd de son emprise, laissant place à une réflexion plus profonde.
De cette expérience, nous pouvons tirer un principe de vie essentiel : ne jamais agir sans réfléchir. Bien souvent, pris dans le tourbillon du quotidien, nous réagissons de manière impulsive aux stimuli extérieurs, sans même prendre le temps de peser nos mots ou nos actes. Un simple commentaire peut déclencher une réaction en chaîne sur laquelle nous n’avons plus aucun contrôle. Pourtant, si nous prenions seulement quelques minutes pour réfléchir avant d’agir, la plupart des problèmes pourraient être évités.
La tradition hassidique enseigne l’importance de se prémunir contre les affres de la faim. En effet, lorsque le mauvais penchant assaille une personne affamée, celle-ci tend à réagir de manière impulsive et irréfléchie. À l’inverse, celui qui a pris soin de satisfaire ses besoins alimentaires conserve la liberté d’esprit nécessaire pour évaluer la situation avec discernement et agir en conséquence.
À cet égard, l’histoire de ce Juif qui avait pris l’habitude de glisser quotidiennement un sandwich dans l’étui de son Talit et de le consommer à l’issue de la prière est particulièrement édifiante. Loin d’être anecdotique, cette pratique témoignait d’un engagement sans faille envers la Mitsva. Interrogé sur les raisons de ce rituel, il expliqua avec sagesse : « C’est le ‘pain de la paix du foyer’. Si j’arrive à la maison affamé, une dispute éclate immanquablement. C’est pourquoi je mange ici, afin de retrouver ensuite les miens dans un état d’esprit serein. »
Cette anecdote illustre de manière éloquente le principe selon lequel les actions apparemment triviales peuvent revêtir une signification profonde. Aux yeux d’un observateur extérieur, le comportement de cet homme pourrait sembler futile, voire indigne. Pourtant, en réalité, il témoigne d’une grande élévation spirituelle. Conscient que la faim risquait de compromettre la qualité de ses relations avec son entourage, il a su trouver un moyen simple et efficace de préserver l’harmonie familiale.
Il est crucial de garder à l’esprit que le mauvais penchant se manifeste dans tous les aspects de l’existence. Une anecdote éclairante à ce sujet nous est rapportée au sujet de Rabbi Levi Yitzhak de Berditchev. Alors qu’il s’apprêtait à réciter les versets des Hakafot lors de Simhat Torah, on le vit s’approcher de l’estrade puis hésiter, avançant et reculant à plusieurs reprises avant de finalement prononcer les paroles sacrées.
Intrigués par ce comportement inhabituel, ses disciples l’interrogèrent. Le maître leur expliqua alors que lors de son approche initiale, le mauvais penchant était venu le trouver, cherchant à s’associer à sa récitation. Pris au dépourvu, Rabbi Levi Yitzhak s’était exclamé : « Quoi, toi ici, le mauvais penchant ! ». Mais ce dernier avait répliqué avec aplomb : « Lorsque tu étudiais la Torah, j’étais également à tes côtés. Pourquoi ne mériterais-je pas de t’accompagner en cet instant ? ».
Cette parabole illustre de manière saisissante l’omniprésence du mauvais penchant et sa propension à s’immiscer dans les moindres recoins de notre vie. Tel un individu dénué de tout trait distinctif mais qui parvient néanmoins à s’insinuer en tout lieu, on le voit constamment se faufiler, guettant la moindre occasion d’exercer son influence.
L’insidiosité du mauvais penchant se manifeste dans sa capacité à détourner subrepticement même nos intentions les plus louables. Prenons l’exemple d’une personne qui entreprend d’adopter une alimentation saine. Au début, sa motivation est pure : il s’agit avant tout de préserver sa santé, de prendre soin de ce corps qui lui a été confié. Mais voilà qu’au détour de ce cheminement vertueux, le mauvais penchant se glisse, insinuant d’abord une pensée en apparence anodine : « C’est sain, certes, mais c’est aussi savoureux ! ».
Insensiblement, le focus se déplace. Le plaisir gustatif, d’abord simple bonus, devient peu à peu le critère principal. « Puisque c’est savoureux, pourquoi ne pas en reprendre un peu ? », suggère la petite voix intérieure. Et ainsi, de fil en aiguille, la personne se laisse entraîner sur une pente glissante qui la mène bien loin de ses intentions de départ.
Nos Sages, dans leur sagesse, ont souligné que certains aspects positifs de l’existence ne seraient pas à notre portée sans l’intervention du mauvais penchant. Toutefois, ils nous mettent en garde : il est crucial de toujours distinguer clairement entre ce qui est de l’ordre du moyen et ce qui relève de la finalité.
Prenons l’exemple de l’appétit, dont le Saint béni soit-Il nous a dotés dans un but essentiellement salutaire : nous maintenir en bonne santé. En effet, si nous n’éprouvions nul désir de manger, notre penchant pour la paresse est si puissant que nous risquerions fort de dépérir, faute de trouver la force de quitter notre couche… C’est donc pour prévenir cette dérive que le Créateur a jugé bon d’introduire en nous cette pulsion vitale.
Il en va de même pour tous nos désirs : à l’origine, ils nous ont été donnés pour servir un dessein constructif. Le problème survient lorsque nous perdons de vue cette hiérarchie essentielle, lorsque nous laissons ce qui n’était qu’un moyen nécessaire se muer insensiblement en but ultime.
À l’origine, le désir avait même vocation à s’élever au rang du sacré. Prenons l’acte de manger : lorsqu’il est accompli dans le but de permettre au Juif de se maintenir en bonne santé pour servir son Créateur, il accède à une dimension de sainteté. L’énergie vitale ainsi générée est sublimée, mise au service d’une cause qui la transcende.
Mais il suffit d’un infime glissement pour que cette dynamique vertueuse s’inverse. Dès lors que la personne se laisse gagner par une recherche effrénée de saveurs, dès lors que le plaisir gustatif devient une fin en soi, le processus s’enraye. Insensiblement, l’individu se retrouve pris au piège d’un cercle vicieux : plus il s’adonne à son penchant, plus celui-ci s’intensifie, exigeant d’être assouvi avec une fréquence et une intensité croissantes.
C’est ainsi que le désir, originellement porteur d’un potentiel d’élévation, se mue en instrument de déchéance. Tel un fermoir implacable, il maintient l’homme enchainé au royaume des trois écorces impures, ces forces qui entravent son ascension spirituelle et occultent en lui la spark divine.
Le mauvais penchant qui habite le cœur du Juif est désigné dans la tradition kabbalistique sous le nom de ‘Klipa Noga’. Cette entité spirituelle présente une particularité remarquable : elle est éminemment malléable, susceptible aussi bien de nous élever que de nous abaisser. Tout dépend de l’usage que nous en faisons.
Lorsque nous parvenons à canaliser cette énergie pour servir des desseins positifs, lorsque nous la sublimons en la mettant au service du bien, nous lui conférons une dimension sacrée. Elle devient alors un puissant moteur d’élévation, nous propulsant vers les cimes de la spiritualité.
Mais malheur à nous si nous laissons cette force s’autonomiser, si nous lui permettons de dicter sa loi au détriment de notre discernement ! Tel un perfide yoyo, elle nous entraînera alors dans une danse infernale, nous faisant alternativement goûter l’ivresse des hauteurs et l’amertume des abîmes. Sans vergogne, elle se jouera de nous, se riant de nos efforts pour lui imposer un cadre.
En cela, le mauvais penchant s’apparente à un importun particulièrement retors. À peine l’a-t-on chassé par la porte qu’il s’empresse de revenir par la fenêtre, arborant l’air innocent de celui qui n’a rien à se reprocher. Infatigable, il revient sans cesse à la charge, guettant la moindre faille dans notre vigilance.
Triompher des oscillations du mauvais penchant est une tâche de tous les instants, qui ne souffre aucun relâchement. À cet égard, l’anecdote rapportée au sujet de Rabbi Michel de Zlotchov, éminent disciple du Baal Shem Tov, est particulièrement édifiante.
Un jour, on surprit le vénérable sage en train de livrer une bataille acharnée contre une tentation insidieuse. Étonnés de le voir déployer une telle énergie à son âge avancé, ses disciples l’interpellèrent : « Maître, vous voilà parvenu au crépuscule de votre vie. Pourquoi donc redouter encore les assauts du mauvais penchant avec une telle intensité ? ».
La réponse de Rabbi Michel les laissa pantois : « Mes chers amis, vous ne pouvez concevoir l’ampleur du défi. Voilà des décennies que je lutte sans relâche pour juguler cette force, et pourtant, jusqu’à ce jour, elle s’ingénie à me faire miroiter les tentations les plus abjectes. J’ai beau la repousser avec une détermination renouvelée, elle revient inlassablement à la charge, toujours plus retorse et créative dans ses stratagèmes ».
Cette confession, dans sa désarmante sincérité, nous offre un éclairage précieux sur la nature profonde de notre combat spirituel. Elle nous rappelle que l’adversaire auquel nous sommes confrontés ne connaît ni fatigue, ni découragement. Quels que soient nos progrès, quelle que soit notre expérience, il adaptera ses tactiques, redoublera d’inventivité pour trouver la faille dans notre armure.
Il existe une manifestation de la Klipa Noga qui se caractérise par une alternance perpétuelle entre des états de grâce et des périodes de relâchement, nous faisant osciller sans cesse entre les sommets de la ferveur et les abîmes de la tiédeur. Mais il est une autre forme, plus insidieuse encore, qui mérite toute notre vigilance : celle du ‘moitié-moitié’, cet équilibre précaire où le bien et le mal semblent coexister en proportions égales.
Je me souviens de ce Juif qui m’avait fait le récit de son Chabbat, illustration parfaite de cette ambivalence. Sa journée commence sous les meilleurs auspices : lever aux aurores, immersion purificatrice au Mikvé, étude assidue des enseignements ‘Hassidiques, prière fervente et participation à une ‘Hitvadout, ces rassemblements informels où les ‘Hassidim se retrouvent pour chanter et partager des paroles de Torah. De retour chez lui, il préside un repas de Chabbat empreint de sainteté, ponctué de mélodies ‘Hassidiques qui élèvent l’âme. En somme, une matinée qui semble tout droit sortie d’un manuel du parfait ‘Hassid.
Mais passé ce point d’orgue, le tableau se fissure. Notre homme se retire dans sa chambre, enfile son pyjama et s’abandonne à la lecture des journaux jusqu’à sombrer dans un sommeil dont il n’émergera qu’à l’heure de la prière de Min’ha. Et le plus troublant, c’est que cette seconde partie du programme ne semble lui causer nul remords. Après tout, il a pris soin d’acheter ces journaux avant l’entrée de Chabbat, se donnant ainsi l’illusion d’une caution à priori…
La question se pose alors : quel est le ressort profond de ce comportement ambivalent ? La réponse tient en un mot : l’ego. Pour cet homme, l’idée d’une bonté sans mélange représente un défi trop exigeant, une ascèse trop radicale. Mais dans le même temps, assumer pleinement la posture du pécheur lui est insupportable, tant elle heurte l’image qu’il a de lui-même. Alors, il opte pour une solution de facilité : celle du Juif ‘moitié-moitié’, mi-ange mi-bête, un pied dans la sainteté et l’autre dans la mondanité.
Mais c’est précisément là que réside le danger de cette Klipa. Car en s’installant dans ce confort du compromis, en s’habituant à ce grand écart permanent entre aspirations spirituelles et concessions matérielles, il risque de s’enliser durablement dans cette posture. Imperceptiblement, il en vient à donner à ce mode de vie une forme de ‘Cacheroute’, une caution religieuse qui lui permet de s’absoudre à bon compte.
Et c’est bien là, à mon sens, la Klipa dominante de notre époque : celle du ‘moitié-moitié’, cette tentation du compromis qui nous fait miroiter la possibilité d’une spiritualité sans effort, d’une élévation sans renoncement. Dans un monde où l’injonction à la performance côtoie l’appel des plaisirs faciles, où l’impératif de réussite se heurte à la peur du dépassement de soi, cette voie médiane peut sembler séduisante, voire raisonnable.
À un degré de raffinement spirituel supérieur, il est possible de discerner, au sein même du service divin, une ligne de démarcation subtile entre deux approches diamétralement opposées : celle qui émane de l’ego, et celle qui procède de l »annulation’ de soi.
Je me souviens de l’époque où, jeune homme, j’affectionnais tout particulièrement de me tenir sur le balcon de notre synagogue lors de l’accueil du Chabbat. Là, je mettais un point d’honneur à entonner le « Lekhou Neranena » avec une ferveur toute particulière, savourant intérieurement les délices de cette élévation. Jusqu’au jour où un aîné s’est approché de moi et m’a lancé cette apostrophe qui allait bouleverser ma perception : « Toi, tu n’es qu’un homme de désir ! ».
Sur le moment, cette accusation m’a paru incongrue, presque offensante. Moi, un homme de désir ? Alors que je n’aspirais qu’à prier pour l’honneur du Tout-Puissant ? Mais en y réfléchissant, en sondant honnêtement les tréfonds de mon cœur, j’ai dû me rendre à l’évidence : mon détracteur avait vu juste. Derrière ma piété apparente se cachait une subtile complaisance, une délectation égoïste de ces instants où, sous le regard admiratif de l’assemblée, je me drapais dans les atours du fervent.
Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis cette révélation, mais son souvenir reste gravé en moi avec une acuité intacte. C’est que la remarque de cet homme, dans sa fulgurante simplicité, avait agi comme un véritable électrochoc, une douche froide salvatrice qui avait instantanément dissipé les brumes de mon autosatisfaction.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une distinction on ne peut plus ténue, mais lourde de conséquences, entre une prière jaillie des profondeurs d’un cœur épuré et celle qui, subrepticement, se nourrit de la satisfaction de l’orant. Distinction si subtile qu’elle peut aisément passer inaperçue, nous laissant dans l’illusion réconfortante d’une piété sans ombres. Mais distinction essentielle, car ce qui est en jeu, c’est la nature même de notre relation au divin.
En effet, tant que notre service reste entaché, fût-ce de manière infime, par la recherche d’une gratification égoïste, il porte en lui les germes de sa propre limite. Prisonnier des rets du moi, il ne peut prétendre à cette pureté d’intention qui seule ouvre les portes de la vraie dévotion. Pire, il risque de déteindre sur l’ensemble de nos actions, nous faisant aborder les autres pans de notre vie avec ce même mélange d’ostentation et d’autosatisfaction.
Ainsi, le défi qui nous est lancé est celui d’une perpétuelle vigilance, d’une interrogation constante sur les ressorts profonds de nos élans spirituels. Il nous faut traquer sans relâche ces poches de complaisance nichées au cœur même de nos plus belles aspirations, débusquer l’ego jusque dans ses retranchements les plus secrets. Ce n’est qu’au prix de cette lucidité impitoyable, de cet effort soutenu pour extirper en nous les racines de l’égoïsme, que nous pourrons espérer accéder à cette prière véritablement épurée, ce service divin qui n’a d’autre fin que la gloire du Très-Haut.