Tous les yeux sont rivés sur Israël et l’Iran qui se mènent depuis plusieurs semaines une guerre de l’ombre. Démonstration de force navale contre menace d’intervention, la tension est à son comble. Le doigt sur la gâchette, Israël semble prêt à faire cavalier seul. Son chef d’état-major, le général Benny Gantz, a déclaré samedi 18 février : « Israël est le garant central de sa propre sécurité. C’est notre rôle en tant qu’armée. L’Etat d’Israël doit se défendre lui-même. » La menace d’une fuite en avant israélienne, qui plongerait la région dans une guerre conventionnelle, inquiète Washington, si bien que les représentants américains multiplient les allers-retours et les conciliabules avec leurs homologues israéliens.

Israël a-t-il vraiment les capacités militaires et tactiques pour intervenir seul ? La question est source d’un intense débat à Washington. Selon des responsables de la défense américaine et des analystes militaires proches du Pentagone, cités par le New York Times, « une attaque israélienne visant à retarder la mise en ?uvre du programme nucléaire iranien est une opération gigantesque et hautement complexe ». Cette opération serait en effet d’une toute autre ampleur que les frappes « chirurgicales » menées par Israël contre le réacteur nucléaire en Syrie en 2007 et celui d’Osirak en Irak en 1981.

 

Selon le scénario privilégié, Israël frapperait les quatre sites nucléaires les plus importants : ceux de Natanz, Fordo, Arak et Ispahan. Selon la journaliste du New York Times, Elisabeth Bumiller, une telle opération nécessiterait que les pilotes traversent plus de 1 500 km d’un espace aérien hostile, soient ravitaillés en vol, repoussent les défenses aériennes iraniennes et attaquent simultanément plusieurs sites souterrains, ce qui les obligerait à utiliser au moins cent avions. Or Michael V. Hayden, directeur de la CIA de 2006 à 2009, a déclaré en janvier que des attaques aériennes pouvant retarder de façon décisive le programme nucléaire iranien sont « au-delà de la capacité » d’Israël, en partie du fait de la distance qu’aurait à parcourir la flotte israélienne et de l’ampleur de la mission, rapporte le New York Times.

 

 

Vue, datant de 2006, de l’usine de production d’eau lourde d’Arak, à 190 km au sud-ouest de Téhéran.

Toutefois, admet un haut responsable de la défense américain, les Américains « n’ont pas une visibilité parfaite » de l’arsenal israélien, sans parler de ses calculs militaires. « Il y a de nombreuses inconnues, il y a de nombreux risques potentiels, mais les Israéliens doivent savoir que ces risques ne sont pas si sérieux », estime Anthony H. Cordesman, un expert militaire du Centre d’études stratégiques et internationales à Washington. Côté israélien, les limites tactiques qui s’imposent dans une telle opération sont connues de longue date. « Même les planificateurs et les commandants de l’armée israélienne ne croient pas qu’Israël puisse complètement détruire les capacités nucléaires de l’Iran », note ainsi Anshel Pfeffer dans le quotidien Haaretz. Les officiers de l’armée de l’air israélienne répètent à l’envi, rapportent-ils, que « nous aurons à retourner en Iran une seconde fois, nous ne nous faisons aucune illusion sur le fait que nous ne pourrons retarder leurs projets que de deux ou trois ans au plus ». Difficile oui, mais pas impossible, estime toutefois le journaliste.

 

Atteindre l’Iran

Le premier problème qui se poserait aux Israéliens serait d’atteindre l’espace aérien iranien, estiment les experts cités par le New York Times. Trois routes sont possibles : un survol de la Turquie par le nord, la route du sud qui passe par l’Arabie saoudite et le chemin le plus court qui passe par la Jordanie et l’Irak. Cette dernière option serait la plus probable, estiment les experts, car l’Irak n’a plus de défense anti-aérienne et les Américains n’ont plus, depuis leur retrait en décembre, l’obligation de défendre l’espace aérien irakien. Cet élément modifie notablement la donne et semble accréditer l’option d’un survol de l’Irak et de la Jordanie, renchérit Haaretz.

 

La portée de la flotte israélienne

Si la Jordanie accepte qu’Israël survole son espace aérien, le problème qui se posera alors sera celui de la distance, poursuivent les experts américains. Israël dispose d’avions de combat de fabrique américaine F-15I et F-16I qui peuvent transporter des bombes jusqu’à la cible mais leur portée d’intervention ? qui est fonction de l’altitude, de la vitesse et de la charge ? est inférieure aux 3 000 km aller-retour que devraient faire ces avions pour une telle opération. Sans compter le survol de la cible et la possibilité de devoir repousser des attaques de missiles et avions iraniens, ajoute le New York Times.

 

Les capacités de ravitaillement

Dans tous les cas, Israël devrait donc utiliser des avions de ravitaillement. Les experts américains ne sont pas certains qu’Israël dispose d’une flotte suffisante, mentionne le New York Times. Selon Scott Johnson, un expert de la société de conseil en défense IHS Jane’s, Israël dispose de huit avions-citernes de fabrique américaine KC-707, qui ne sont peut-être pas tous en état de fonctionnement. L’expert américain note également qu’Israël pourrait avoir transformé certains avions en ravitailleurs pour l’opération.

 

L’information est confirmée par le journaliste de Haaretz, qui rapporte qu’au cours des dernières années, les représentants israéliens ont transformé tous les avions de ligne de type Boeing 707 (dont le célèbre avion privé de l’ancien président égyptien Anouar Al-Sadate) en avions-citernes. Selon diverses sources, Tsahal dispose de huit ou neuf ravitailleurs de ce type. Mais leurs capacités sont limitées, précise-t-il : chaque avion-citerne peut ravitailler huit F-16 ou quatre F-15 ce qui aura pour conséquence de limiter le nombre d’avions pouvant intervenir en même temps. Une contrainte qui pourrait amener les autorités israéliennes à privilégier des attaques par vagues : la première vague d’attaques étant concentrée sur la plus importante cible et les systèmes de défense aérienne, et les autres vagues sur les cibles secondaires.

 


Un missile Shahab 3, en Iran, en juin 2011.

Disposer d’une flotte conséquente

Chaque avion-ravitailleur devrait être protégé par des avions de combat, poursuit le New York Times. Pour une telle opération, « le nombre [d’avions] nécessaire atteint des sommets », estime en conséquence Scott Johnson. Les experts américains tablent sur la mobilisation d’une flottille d’une centaine d’avions. Une estimation « prudente » selon le journaliste du Haaretz, qui note que l’opération devra également cibler les centres de recherche, les usines et bases de missiles de longue portée, ainsi que les batteries de missiles anti-aériens et radars. Selon les experts américains, cités par le New York Times, la défense anti-aérienne iranienne a une génération de retard, la Russie ayant refusé en 2010 de vendre à l’Iran son système avancé de missiles S-300, mais elle n’est pas négligeable.

 

Or « c’est exactement pour une telle mission que l’armée israélienne s’est équipée autour des quinze dernières années », commente Haaretz. Entre 1996 et 2009, Israël a acheté, majoritairement grâce à l’aide militaire américaine, 125 avions de pointe F-15 et F-16, adaptés spécifiquement pour mener des attaques stratégiques de longue portée, rapporte-t-il. Outre ces cinq escadrons de première ligne, Tsahal dispose de neuf escadrons composés d’anciens modèles F-16 et F-15. Israël dispose ainsi de 350 avions de combat, « une force de combat aérienne autrement plus grande que celle dont dispose la Grande-Bretagne ou l’Allemagne », selon Anshel Pfeffer.

 

Des munitions hautement performantes

Le dernier problème inhérent à une opération militaire contre l’Iran tient aux munitions nécessaires pour pénétrer au c?ur de la centrale de Natanz, qui serait enterrée sous une chape de dix mètres de béton armé, et du site de Fordo, construit dans une montagne. Si Israël n’utilise pas de système nucléaire pour ce faire, il recourrait alors à des bombes anti-bunker de 2 250 kilos de type GBU-28 qui peuvent détériorer de telles cibles, bien que l’on ne connaisse pas leur capacité de pénétration.

 

UNE OPÉRATION DANS LES CAPACITÉS DE L’ARMÉE ISRAÉLIENNE

 

« Une telle opération, qui devrait selon toute vraisemblance être couplée à des attaques préventives contre les lanceurs de missile iraniens au Liban, à Gaza et peut-être en Syrie, mobiliserait au maximum les capacités de l’armée israélienne », admet Haaretz. Mais elle demeure, selon Anshel Pfeffer, « dans les capacités d’Israël ». Selon lui, c’est exactement ce à quoi à été consacrée la plus grande part du budget de défense depuis plus d’une décennie : avions de combat, avions-citernes, drones de reconnaissance de longue portée et avions de guerre électroniques. « Il y a quelques voix isolées dans l’establishment israélien qui doutent du succès d’une vaste attaque contre l’Iran mais un consensus existe autour de l’idée que, même si ce serait une opération difficile et complexe, elle demeure dans les capacités de l’armée israélienne », conclut-il.

 

Pour Yaacov Katz, du Jerusalem Post, les arguments présentés par les experts et responsables de la défense américains dans le New York Times relèveraient même davantage d’une tactique pour dissuader Israël d’intervenir militairement en Iran, en « essayant d’entamer la confiance d’Israël en ses capacités militaires ». Or, estime-t-il, « Israël ne prétend pas avoir les ressources pour anéantir les équipements nucléaires iraniens ? ce que les Etats-Unis pourraient probablement faire ? ou de s’assurer que le régime islamique n’aura jamais les moyens de construire une bombe à l’avenir », précise le journaliste. Le but affiché d’Israël est en effet de retarder le plus possible le programme nucléaire.

 

Mais la crainte des Etats-Unis, note le New York Times, est de se trouver acculés à « terminer le travail ». Une tâche qui, même au vu de leur important arsenal d’avions de combat et de munitions, pourrait prendre des semaines, selon les experts. Pendant ce temps, l’Iran pourrait lancer des représailles. Les Etats-Unis, s’ils disposent de la flotte aérienne, des capacités de ravitaillement et de bases militaires pouvant permettre une telle opération, sont toutefois limités en matière de munitions. Le « pénétrateur militaire massif » qui a été conçu pour l’Iran et la Corée du Nord est en cours d’amélioration. Toutefois, « il n’y qu’une seule superpuissance au monde qui puisse mener cette opération », a estimé le lieutenant général David Deptula, officier supérieur de l’armée de l’air américaine à la retraite.

 

Lemonde.fr