Une analyse novatrice basée sur des sources traditionnelles propose une localisation inattendue de la traversée de la Mer Rouge par les Hébreux. S’appuyant sur une carte publiée en 1944 sous la supervision du Rabbi de Loubavitch, cette étude suggère que l’événement biblique aurait eu lieu non pas dans la Mer Rouge actuelle, mais dans une lagune de la Méditerranée. Cette interprétation, qui défie les conceptions traditionnelles, s’appuie sur des textes anciens et soulève des questions tant historiques que pratiques pour la loi juive contemporaine.
La traversée de la Mer Rouge par les Hébreux lors de l’Exode représente l’un des événements les plus significatifs de l’histoire biblique. Traditionnellement commémoré le septième jour de Pessa’h, cet épisode miraculeux continue d’interroger les chercheurs sur sa localisation exacte. Une conférence récente du Rav Menahem Mendel Greenfeld a mis en lumière une perspective fascinante sur cette question : celle du Rabbi de Loubavitch.
Comme le fait remarquer le Rav Greenfeld, une première observation s’impose : les Hébreux n’avaient pas besoin de passer par la mer pour atteindre la Terre Promise ou le désert. Cette divergence apparente par rapport à l’itinéraire le plus direct n’est pas sans raison. Selon plusieurs commentateurs, dont Ibn Ezra, cette route fut choisie délibérément par l’Éternel dans le but spécifique de punir les Égyptiens. Ainsi, les Hébreux furent conduits vers la mer pour que leurs poursuivants les y suivent, menant à leur anéantissement par les eaux.
Cette réflexion initiale soulève une question fondamentale : où se situe exactement ce « Yam Souf » (Mer des Joncs) mentionné dans le texte biblique ? Alors que l’opinion populaire l’associe automatiquement à la Mer Rouge actuelle, une analyse plus approfondie des sources traditionnelles et de la géographie régionale suggère une réalité plus complexe.
Conférence du Rav Menahem Mendel Greenfeld
Contexte Géographique
Si nous observons la carte de la région, nous découvrons la péninsule du Sinaï, avec deux importantes extensions maritimes de la Mer Rouge. À droite et à gauche de la péninsule se trouvent deux « langues » de mer : à droite, le Golfe d’Aqaba, et à gauche, le Golfe de Suez. En d’autres termes, lorsque la mer atteint le Sinaï, elle se divise en deux : une partie remonte vers Eilat et la Jordanie, tandis que l’autre branche, la langue gauche plus précisément, s’étend vers l’Égypte, vers la région de Suez.
Il est intéressant de noter que Rashi, dans son commentaire sur le passage concernant la grenouille (lors des plaies d’Égypte), fait référence à cette langue occidentale. En effet, après que D.ieu eut retiré la grenouille de l’Égypte, selon la simple lecture des versets et comme Rashi le démontre, c’est dans cette branche occidentale qu’elle fut rejetée. Ce qui est remarquable chez Rashi, comme beaucoup le soulignent, c’est qu’il n’avait jamais vu de cartes et n’était jamais allé en Terre Sainte, pourtant, par la force de sa compréhension des versets et grâce à son inspiration divine – nous savons que le commentaire de Rashi fut écrit avec l’inspiration divine – il parvint à décrire précisément cette configuration géographique.
La partie supérieure de la carte montre la Mer Méditerranée, et nous pouvons distinguer la Terre d’Israël. Comme mentionné dans les versets, D.ieu ne voulut pas que les Hébreux passent par le pays des Philistins, de peur qu’à la vue de la guerre, ils ne retournent en Égypte. Cette observation n’est pas nouvelle – elle se trouve déjà chez Ibn Ezra et d’autres commentateurs de la Torah – D.ieu voulait noyer les Égyptiens dans la mer, ou plus précisément, Il voulait les punir, et cette punition devait s’accomplir par leur noyade dans la mer.
La Théorie Méridionale
La théorie la plus communément admise, que l’on pourrait qualifier de conception instinctive, situe la traversée dans ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Mer Rouge ou Golfe d’Eilat. Cette identification trouve son origine historique dans la Septante (traduction grecque de la Bible), qui est la première source à utiliser explicitement le terme « Mer Rouge ». Cette traduction a suscité de nombreuses discussions au fil des siècles, certains cherchant à expliquer cette appellation par la présence de montagnes rougeâtres dans la région, d’autres l’attribuant à la présence d’algues rouges qui donnent parfois cette teinte à certaines parties de la mer.
Un soutien majeur à cette théorie vient de Saadia Gaon, figure Ravique éminente qui était lui-même natif d’Égypte. Dans sa traduction en arabe (le Tafsir), il identifie le lieu comme « Al-Qulzum », le nom arabe historique de la Mer Rouge, qui est encore utilisé aujourd’hui dans la langue arabe. Le fait que Saadia Gaon, originaire de la région de Fayyoum en Égypte (d’où son surnom « Al-Fayyumi »), identifie ainsi le lieu donne un poids particulier à cette interprétation.
Cependant, cette théorie soulève une question importante lorsqu’on examine le commentaire de Rashi sur le terme « Souf ». Rashi explique que « Souf » fait référence à un lieu où poussent des roseaux. Or, la Mer Rouge, dont la salinité est même plus élevée que celle d’autres mers comme la Méditerranée ou l’océan, ne permet pas la croissance de roseaux. Cette observation, bien qu’elle ne réfute pas définitivement la théorie méridionale, pose néanmoins un défi à cette interprétation traditionnelle.
La Théorie Septentrionale
Une deuxième théorie situe la traversée plus au nord, dans une région appelée aujourd’hui le lac Bardawil. Ce nom est relativement moderne, donné il y a environ mille ans. Cette étendue d’eau fait partie de la Mer Méditerranée, formant ce qu’on appelle en termes techniques une « lagune » – un plan d’eau généralement fermé et protégé au sein d’une mer.
Une caractéristique importante du lac Bardawil, qu’il convient de mentionner car elle sera pertinente pour la suite de notre analyse, est son niveau de salinité. En règle générale, la concentration en sel d’une lagune est inférieure à celle de la mer environnante. Cette particularité est visible même sur les images satellites modernes : sur les photos prises depuis l’espace, on peut distinguer la Mer Méditerranée à droite, la bande de Gaza et le territoire d’Israël, et à gauche l’Égypte. Le lac lui-même apparaît dans une couleur différente, témoignant de sa composition distincte. Ces images satellites confirment que les eaux se comportent différemment dans cette zone.
Cette théorie septentrionale, bien que moins répandue que la théorie méridionale traditionnelle, trouve des échos dans certains commentaires traditionnels. En particulier, elle pourrait correspondre à l’interprétation de Rashi du terme « Souf » comme désignant un lieu où poussent des roseaux, étant donné que la plus faible salinité du lac Bardawil permettrait effectivement la croissance de végétation, contrairement à la Mer Rouge.
La Théorie Intermédiaire
Il existe encore une troisième théorie, moins répandue ou « moins populaire » comme le mentionne la conférence. Cette hypothèse concerne une zone située entre le lac Bardawil (qui se trouve dans la Mer Méditerranée) et la Mer Rouge, dans une région connue sous le nom des « lacs Amers ». Selon certaines sources historiques, à l’époque de l’Égypte ancienne, cette zone n’était initialement que des terres royales, et ce n’est que plus tard que l’eau y a coulé. Il est intéressant de noter que certains chercheurs suggèrent que pendant la période de l’Égypte antique, cette région présentait une configuration différente de celle que nous connaissons aujourd’hui.
Ainsi, nous nous trouvons face à trois localisations possibles pour la traversée : la Mer Rouge traditionnelle (qui reste l’interprétation instinctive pour la plupart d’entre nous), le lac Bardawil, et les lacs Amers.
La Perspective du Rabbi de Loubavitch
Il y a 80 ans, une brochure remarquable intitulée « Torah et Israël » fut publiée. Sur sa couverture figure le tampon de la bibliothèque personnelle du Rabbi de Loubavitch. Cette publication, parue à l’été 1944, retrace l’histoire du peuple juif depuis Abraham, ou plus précisément depuis Adam jusqu’à l’Arizal, couvrant ainsi environ 4000 ans d’histoire.
La brochure contient des cartes dessinées par l’artiste renommé Michel Schwartz, le même artiste qui créa plus tard le célèbre logo de Tsivos Hashem et illustra les « Talks and Tales » en yiddish et en anglais. Selon son propre témoignage, documenté dans une interview de 1995 disponible sur Chabad.org, le Rabbi lui-même donna des instructions précises sur la façon de dessiner ces cartes.
Un détail particulièrement intéressant apparaît dans la représentation de la traversée de la mer. La carte montre clairement que l’événement eut lieu non pas dans la mer Rouge traditionnelle (aujourd’hui connue sous le nom de mer Rouge ou golfe d’Eilat), mais dans la région du lac Bardawil, une lagune de la Méditerranée. Cette localisation surprenante fut d’ailleurs questionnée : un Rav contacta Michel Schwartz des années plus tard, lui faisant remarquer que cette représentation ne correspondait pas à l’interprétation conventionnelle, la mer Rouge se trouvant plus au sud. L’artiste répondit simplement qu’il ne pouvait rien expliquer, mais que c’était le Rabbi lui-même qui lui avait indiqué comment dessiner la carte.
L’importance de cette interprétation est confirmée par un échange de correspondance ultérieur. En 1951, le Centre pour les Affaires Éducatives (qui avait publié la brochure) envoya une lettre au Rav Mendel Kalmanson, alors en Irlande. Dans cette lettre, il est fait mention d’une question du Grand Rabbin (vraisemblablement le Rav Lord Jakobovits, qui devint plus tard Grand Rav du Royaume-Uni) concernant précisément cette représentation de la mer Rouge et de la mer Méditerranée. La réponse détaillée à cette question n’a pas encore été retrouvée dans les archives, mais la mention même de cet échange souligne l’importance accordée à cette question.
L’Argument de la Forme en Arc
Un aspect particulièrement significatif de la carte est la représentation de la traversée sous forme d’un arc de cercle ou d’une demi-lune. Cette représentation n’est pas le fruit du hasard, mais trouve ses racines dans plusieurs sources traditionnelles majeures.
Le Talmud, dans le traité Arakhin, évoque cette configuration particulière. Il rapporte que lorsque les Hébreux étaient dans la mer, certains exprimèrent leur inquiétude en disant : « De même que nous montons d’un côté, les Égyptiens montent peut-être de l’autre côté. » Les Tossafot, commentant ce passage, apportent une précision cruciale : les Hébreux n’ont pas traversé la mer en ligne droite d’un côté à l’autre, mais ont plutôt suivi un chemin en forme de demi-cercle, longeant la mer comme « une demi-grange circulaire ».
Le Rambam (Maïmonide), dans son commentaire sur les Pirkei Avot chapitre 5, concernant les dix miracles qui se produisirent lors de la traversée, cite le verset « qui découpa la mer en sections ». Il est significatif que le terme utilisé soit « sections » au pluriel, et non une simple division unique. Dans un manuscrit conservé à la bibliothèque de l’Université d’Oxford, datant d’environ 100-150 ans après le décès du Rambam, on trouve même une illustration de cette traversée en forme d’arc.
Le Radak (Rabbi David Kimhi), dans son commentaire sur le livre des Juges, confirme également cette configuration en demi-cercle. Cette convergence des sources traditionnelles – Tossafot, Rambam et Radak – vers une même description de la forme de la traversée est particulièrement remarquable.
Pour qu’un jeune artiste comme Michel Schwartz, qui n’était pas un érudit talmudique, dessine précisément la traversée sous cette forme spécifique, il fallait nécessairement qu’il soit guidé par quelqu’un ayant une connaissance approfondie de ces sources. Cette cohérence entre la représentation cartographique et les textes traditionnels renforce la crédibilité du témoignage de Schwartz concernant les instructions précises qu’il reçut du Rabbi.
Les Sources Traditionnelles
Rashi, le commentateur médiéval majeur, renforce cette lecture en expliquant que le terme « Souf » fait référence à un lieu où poussent des roseaux, une description qui correspond davantage à une lagune qu’à la Mer Rouge. Les Tossafot et le Rambam apportent des éléments supplémentaires en décrivant explicitement une traversée en demi-cercle et en mentionnant des divisions multiples dans la mer.
Implications Halakhiques
La question de la localisation exacte de la traversée n’est pas qu’une discussion théorique – elle a des implications pratiques concrètes. En effet, la loi juive, telle qu’elle est formulée dans le Talmud et codifiée dans le Choulhan Aroukh, stipule que celui qui voit l’endroit où des miracles ont été accomplis pour Israël doit réciter la bénédiction : « Baroukh… she’assa nissim la’avoteinou » (Béni soit Celui qui a fait des miracles pour nos ancêtres).
Le Talmud énumère spécifiquement parmi ces lieux « les passages de la mer », que Rashi identifie comme étant Yam Souf (la Mer des Joncs). Les Tossafot ajoutent que toutes ces bénédictions nécessitent la mention du Nom divin et de la royauté divine.
Rabbenou Manoah s’interroge déjà : est-il suffisant de voir la mer elle-même, ou faut-il voir l’endroit précis où le miracle s’est produit ? Les décisionnaires contemporains, confrontés à cette question, proposent différentes approches. Certains, comme le Rav Ben Tzion Abba Shaul et d’autres, suggèrent que c’est seulement en avion, lorsqu’on peut voir toute la zone, qu’il devient possible de réciter la bénédiction. En effet, si l’on se trouve uniquement en un point précis et qu’on ne voit pas l’ensemble de la zone où les Hébreux ont traversé, on ne pourrait réciter la bénédiction qu’en omettant le Nom divin et la mention de la royauté.
Ainsi, d’un point de vue pratique, et bien que cette question nécessite évidemment la consultation d’une autorité Ravique compétente, la localisation exacte de la traversée détermine l’endroit où cette bénédiction devrait être prononcée. Si l’on suit ce qui semble être l’interprétation du Rabbi, ce ne serait pas à la vue de la Mer Rouge traditionnelle, mais plutôt dans la région du lac Bardawil.
Perspectives de Recherche
Il est important de noter qu’il n’existe pas de véritable controverse parmi les grands maîtres d’Israël concernant la localisation de la traversée. Les différentes théories que nous avons présentées sont principalement issues des recherches d’historiens et de chercheurs. Certains archéologues se sont également penchés sur la question, prétendant avoir trouvé des vestiges comme des roues ou d’autres artefacts dans la Mer Rouge qui témoigneraient de la traversée des Hébreux. Toutefois, nous ne nous aventurerons pas dans le domaine de l’archéologie biblique, car ce n’est pas notre sujet.
La question de la localisation de la traversée a des implications directes sur un autre sujet majeur : l’emplacement du Mont Sinaï. Jusqu’à aujourd’hui, l’emplacement exact du Mont Sinaï reste inconnu. Il existe une grande chaîne montagneuse appelée Mont Sinaï, et le site le plus connu et populaire se trouve au sud de la péninsule du Sinaï, dans un lieu appelé Djebel Moussa. Cependant, cette identification du Mont Sinaï n’est pas d’origine juive mais chrétienne, remontant approximativement au IVe siècle. On y trouve encore aujourd’hui un ancien lieu de culte païen célèbre.
Si l’on observe la carte du Rabbi, on constate qu’il place le Mont Sinaï beaucoup plus au nord, dans une zone que les Arabes appellent Djebel Helal (qui signifie « montagne sacrée »). Cela représente une différence significative par rapport à l’emplacement traditionnel du Mont Sinaï, qui se trouve beaucoup plus au sud.
Il est probable que la découverte future de la correspondance mentionnée dans la conférence nous permettra de mieux comprendre la position du Rabbi, que nous pouvons être certains être fondée sur des sources solides et fiables. En attendant, ces questions géographiques nous rappellent que notre compréhension continue d’évoluer, même concernant les événements les plus fondamentaux de notre histoire.
Conclusion
L’interprétation proposée par le Rabbi de Loubavitch, bien que non conventionnelle, s’inscrit dans une tradition d’analyse rigoureuse des textes et de la géographie. Elle illustre parfaitement l’approche du judaïsme qui combine respect de la tradition et innovation interprétative. Cette perspective ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur un événement fondateur de l’histoire biblique, démontrant que même les récits les plus connus peuvent révéler de nouvelles dimensions lorsqu’ils sont étudiés avec un regard nouveau et une méthodologie rigoureuse.