Par le Rav Haïm Mellul

A. Anthropomorphisme

On peut constater que la Kabballa, de même que la pensée ‘Hassidique, est hautement anthropomorphique. Sa terminologie est empruntée au langage humain et aux objets du monde. En effet, il s’agit là des seules notions que l’homme manipule en pleine connaissance de cause. En effet, ce qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace s’impose à l’esprit de l’homme, qui vit dans un univers soumis à ces dimensions.

C’est pour cette raison que la Torah, les Prophètes et les Sages emploient un langage anthropomorphique, ainsi qu’il est dit (traité Bera’hot 31b): « La Torah parle le langage des hommes ».

Rabbénou Be’hayé Ibn Pakouda (dans ‘Hovot Halevavot, Chaar Hay’houd, chapitre 10) explique:
« Si les propos de la Torah étaient exprimés en des termes abstraits, avec des concepts s’appliquant uniquement à la Divinité, nous n’aurions pu les comprendre. Car les mots et les idées dont on fait usage doivent être adaptés aux capacités mentales de l’interlocuteur, de sorte que celui-ci en perçoive tout d’abord la dimension corporelle, celle qui lui est accessible ».

Par la suite, cet interlocuteur comprendra que la première présentation était uniquement approximative et métaphorique, que la réalité est plus subtile, plus fine, qu’il nous est donc impossible de la saisir dans toute sa finesse.

Le sage penseur saura ôter l’enveloppe matérielle de l’idée. Alors, pas à pas, le concept prendra forme, jusqu’à mettre en évidence la vérité la plus intense que l’intellect de l’homme est capable de percevoir.

Il faut donc toujours avoir présent à l’esprit que les mots et les concepts doivent être dépouillés de toute connotation temporelle, spatiale ou corporelle. Toutes les notions anthropomorphiques ne sauraient décrire, à proprement parler, la Divinité et le verset (Isaïe 40, 18-25) dit: « A quoi comparerez-vous l’Eternel et qu’est-ce qui peut Lui être comparé? A qui pourriez-vous Me comparer et de qui serais-Je l’Egal, dit l’Eternel ». »

La règle fondamentale qui vient d’être définie est, de fait, le troisième des treize principes élémentaires de la foi, énumérés par le Maïmonide.

Pour autant, même après que la mise en garde précédemment énoncée ait été posé, il est clair que la terminologie anthropomorphique dont les versets et les Sages de la Kabballa font usage n’est pas arbitrairement choisie. Bien au contraire, elle est particulièrement précise et elle possède une très profonde signification.

Les Ecrits rabbiniques, midrachiques et ésotériques multiplient les affirmations selon lesquelles le monde, en général et l’homme, en particulier sont créés « à l’image du monde supérieur » (selon le Midrach Tan’houma Pekoudeï 3). Chaque catégorie qui est définie en l’homme ou dans le monde est la reproduction fidèle des concepts et des notions auxquels elle correspond et qu’elle peut donc illustrer.

Bien évidemment, aucune commune mesure n’existe entre D.ieu et la création. Les niveaux supérieurs ont une existence purement spirituelle, pour laquelle les yeux, les oreilles ou les mains n’ont pas de sens, pas plus que le fait d’entendre, de voir, de marcher ou de parler.

Néanmoins, toutes ces activités spatiales et temporelles symbolisent bien des phénomènes supérieurs, rigoureusement spirituels, précisément parce que celles-ci sont à l’origine de leur existence physique.

Dans un texte très célèbre, Rabbi Yossef Gikatila illustre cette correspondance au moyen de l’image suivante. Lorsque l’on écrit le nom d’une personne sur une feuille de papier, on n’établit, bien évidemment, aucun rapport, aucune relation entre les lettres inscrites sur le papier et la personnalité physique et morale de celui ou de celle qui porte ce nom. Pour autant, écrire ce nom est bien le symbole qui permet de se souvenir de cette personne.

Il en est rigoureusement de même pour la terminologie anthropomorphique. Il n’y a rien de commun entre elle et ce qu’elle veut exprimer. Pour autant, elle permet de définir des catégories, des notions et des concepts, qui ont tous une nature spirituelle, détachée du temps et de l’espace.

De nombreux ouvrages kabbalistiques développent cette idée. Rabbi Ichaya Horovits (Chneï Lou’hot Haberit, page 10d) en déduit que l’on ne peut dire, à proprement parler, que « la Torah parle le langage des hommes ». En fait, le contraire est vrai et tous les concepts terrestres font seulement allusion aux concepts célestes, qui, eux, constituent l’existence véritable.

C’est donc dans ce contexte qu’il faut interpréter la terminologie anthropomorphique. Du reste, Rabbi Ichaya Horovits, à la même référence, précise que la Torah décrit, au sens propre, des phénomènes qui concernent les sphères spirituelles et que sa dimension matérielle n’a donc qu’un sens figuré. C’est de cette manière qu’il faut comprendre les termes « masculin » et « féminin », qui sont fréquemment employés par la Kabballa.

Le premier décrit l’émanation active, alors que le second correspond à un rôle passif, à la réception des forces. Rabbi ‘Haïm Vital (Ets ‘Haïm 11,6) précise que « toutes les fonctions de l’univers sont conformes au principe de l’union d’un élément masculin et d’un élément féminin ». Le premier est celui qui éprouve de la compassion, est le plus élevé et accorde l’émanation. Le second est celui de la rigueur, le plus bas, qui reçoit du premier. De fait, une terminologie similaire peut également être découverte dans le Talmud.

B. La métaphore humaine

Pour décrire la présence de la Divinité dans l’univers, la métaphore que les Kabbalistes, de même que de nombreux philosophes, préfèrent est l’analogie avec l’homme. Les concepts théologiques définissant la relation entre D.ieu et le monde sont souvent empruntés à ceux qui existent entre le corps et l’âme. On cite alors, en particulier, les forces de l’âme, ses facultés, ses fonctions et ses manifestations.

La référence servant de base à cette présentation est le verset (Job 19, 26): « Par ma chair, je contemplerai le Divin ». Et nos Sages disent (traité Bera’hot 10a): « Tout comme lâme se répand dans l’ensemble corps, voit mais n’est pas vue, fait vivre le corps, est pure, pénètre jusqu’au plus profond, est la même dans tout le corps, ne mange pas, ne boit pas, a une place dont nul n’a connaissance, il en est de même pour le Saint béni soit-Il ». D’une certaine manière, il y a, là encore, une application du principe précédemment énoncé à propos de la correspondance entre les valeurs terrestres et les sphères célestes.

Certes, définir l’âme est un moyen commode de percevoir la Divinité. Mais, une telle démarche reste cependant une approximation anthropomorphique, dont la portée est donc nécessairement limitée et qu’il faut considérer avec précaution. On doit se souvenir, comme le souligne Rabbi Chnéor Zalman qu’en certains domaines, cette analogie n’a plus aucun sens. Il dit (Tanya, chapitre 9):
« Cette comparaison permet d’obtenir une perception approximative. Car, en réalité, elle n’a rien à voir avec ce qu’elle doit décrire. En effet, l’âme ressent les mutations du corps et ses douleurs, alors que le Saint béni soit-Il n’est en aucune manière affecté par les événements du monde et par ses transformations, ce qu’à D.ieu ne plaise, ni même par le monde lui-même. Tout cela n’a aucun effet sur Lui. »

De plus, « l’âme et le corps sont différents, par leur source, tout d’abord. La source et l’essence du corps sont totalement indépendants de l’âme ». Ainsi, le corps, même lorsqu’il est parfaitement soumis à l’âme, n’en demeure pas moins une entité distincte. A l’opposé, « le Saint béni soit-Il conduit toute créature à l’existence, à partir du néant. Chaque chose est insignifiante devant Lui, comme le rayon de soleil n’existe pas, par rapport au soleil lui-même ».

C. La métaphore de la lumière

Tout comme l’âme est une métaphore très courante, le terme de lumière est aussi fréquemment utilisé par les Sages de l’enseignement ésotérique de la Torah pour décrire les différentes émanations et manifestations de la Divinité. Il figure aussi dans la littérature talmudique et midrachique, de même que dans les écrits philosophiques médiévaux.

Mais, les Kabbalistes l’affectionnent particulièrement, car la valeur numérique du mot Or, lumière est la même que celle de Raz, le secret, ces deux notions étant directement liées. Ce terme est particulièrement bien choisi, pour différentes raisons. Rabbi Joseph Albo mentionne les suivantes (Ikarim 2, 29), qui, par analogie, s’appliquent également à la Divinité:

1. l’existence de la lumière est incontestable.
2. La lumière n’est pas matérielle.
3. La lumière permet la vision. Gr‚ce à elle, les couleurs potentielles deviennent réalité.
4. La lumière réjouit l’âme.
5. Celui qui n’a jamais perçu la lumière ne peut pas concevoir les couleurs, ni le bonheur et le plaisir de la clarté.
6. Celui qui perçoit la lumière ne peut la supporter lorsqu’elle est trop intense. S’il continue néanmoins à l’observer, il sera aveuglé et, par la suite, ne pourra plus voir ce qui lui apparaît d’ordinaire.

Grace à toutes ces qualités, la lumière est l’image la plus proche des valeurs immatérielles, qu’elle permet donc de saisir. De même, Rabbi Joseph Ergas énumère (Chomer Emounim 2, 11), à son propos, les qualités suivantes:

1. La lumière émane d’un luminaire dont elle ne se sépare jamais. Lorsque celui-ci s’éteint ou bien est déplacé, elle disparaît et les rayons précédemment émis ne forment pas une entité distincte du luminaire, mais se retirent avec lui. Seule la lumière a cette qualité, que ne possède aucune autre substance. Elle est (Kouzari 4, 3): « La substance matérielle la plus noble et la plus fine ».
2. La lumière se répand instantanément.
3. La lumière illumine tous les objets matériels et traverse même ceux qui sont transparents.
4. La lumière ne se mélange et ne compose avec aucune autre substance.
5. Intrinsèquement, la lumière ne change pas. Son intensité ou ses couleurs dépendent de facteurs qui lui sont extérieurs et non de la lumière elle même.
6. La lumière est indispensable à la vie.
7. La lumière est reçue et perçue en fonction de la capacité du réceptacle dont on dispose.

Une telle définition est, bien sûr, basée sur la perception empirique de la lumière et non sur sa définition scientifique. Pour autant, sa comparaison avec la Divinité reste approximative, relevant de l’analogie et de la métaphore. Elle ne peut, en revanche, être prise au sens propre. Et Rabbi Joseph Albo, à la même référence, précise que « il ne faut pas commettre l’erreur de penser que cette lumière intellectuelle émane d’une source matérielle, comme la lumière courante ».

Rabbi Moché Cordovéro émet une mise en garde encore plus claire, soulignant que cette allégorie ne peut être interprétée littéralement, « car nous ne sommes pas capables d’imaginer une image qui ne soit pas physique » (Elima Rabbati, page 4b).

De fait, le Tséma’h Tsédek, troisième Rabbi de Loubavitch, expose les limites de cette image, de différents points de vue. Ainsi, explique-t-il, la lumière physique est émise par sa source de manière automatique. Le luminaire n’a pas le pouvoir de la retenir. Bien évidemment, l’équivalent de cette restriction ne s’applique nullement à l’Emanation divine.

En conclusion, il convient de rappeler la mise en garde des Kabbalistes, que l’on ne répétera jamais assez. Tous les termes et concepts s’appliquant au Divin doivent être extraits de toute connotation temporelle, spatiale ou corporelle. Ils doivent être interprétés uniquement dans leur dimension spirituelle.