On dit que le renouveau religieux qui se produit actuellement en Russie est un miracle, survenant alors qu’on ne l’espérait plus. Vraiment ? Je connais de nombreuses familles juives qui ont tenu un front de résistance invisible, luttant contre l’assimilation forcée, pour le respect du Chabbat, de la cacherout, de la pureté familiale, pour faire la Brit Mila à leur nouveau-né, pour avoir de la Matsa à Pessa’h, pour prier en Miniane, pour le droit d’enseigner la Torah à leurs enfants. Chacune de ces familles était un foyer de résistance et d’héroïsme.
Non, la flamme des bougies de Chabbat ne s’est pas éteinte dans les foyers juifs. Je voudrais raconter – ou au moins citer le nom – de gens merveilleux avec lesquels ma vie a été liée. L’histoire de chacun d’eux pourrait être le sujet d’un roman passionnant. J’espère que leurs histoires seront un jour racontées. Mais avant tout, je veux parler de mon père, Rav Chneour Pinsky.
Je suis né en 1931 à Moscou, dans une famille ‘hassidique de Loubavitch depuis des générations. Mon grand-père paternel, Rav Hirsch Pinsky, disciple du Rav Maharach, était cho’het et mohel dans la ville d’Ouzritchi, dans le district de Bobrouïsk de la province de Minsk. Quatre générations de ses ancêtres vivaient à Ouzritchi, d’où il fut lui-même expulsé en 1936 comme « élément socialement dangereux ».
En 1930, mon grand-père fut condamné à trois ans de prison pour avoir fait une Brit Mila à un enfant qui mourut un mois plus tard… d’une pneumonie. Les parents de l’enfant, incités par la Yevsektsia, portèrent plainte contre mon grand-père devant un tribunal. Détail intéressant : lors du procès, il s’avéra que mon grand-père avait circoncis tous les juges, l’enquêteur et le procureur, fait qu’il leur rappela au procès. Au milieu des années 30, les gens qui le jugèrent disparurent, comme les autres activistes du parti, dans le tourbillon des purges staliniennes. Ainsi se termina l’affaire. En 1936, les parents du bébé décédé vinrent demander pardon à mon grand-père : depuis qu’ils l’avaient calomnié, aucun autre enfant né chez eux n’avait survécu. Naturellement, mon grand-père leur pardonna.
Il avait huit fils dont sept étudièrent dans la célèbre Yechiva de Loubavitch. Certains devinrent ensuite Rabbins ou Cho’htim et jouissaient d’une grande réputation dans leurs communautés. L’un des frères de mon père, Rav Moché Mordekhaï Epstein, reçut sa Semikha du Rogatchover Gaon, Rav Yossef Rosen. Pendant plus de 50 ans, il fut le Rav non-officiel de Leningrad, tout en travaillant comme gardien pour gagner sa vie. Pour avoir rempli sa fonction avec dévouement, il fut arrêté en 1950. Rav Epstein est décédé à Jérusalem en 1977.
Un autre frère de mon père, Rav Yehouda Pinsky, aida beaucoup le Rabbi de Loubavitch, Rav Yossef Its’hak, dans son combat pour préserver le mode de vie juif en Asie centrale et en Crimée. Après la guerre, il servit comme Rav à Simferopol. Il dut ensuite fuir de là à cause des persécutions et erra pendant plus de 20 ans entre les villes de Russie et de Biélorussie. Il est enterré dans la ville de Rechitza, dans la province de Gomel.
Un autre de mes oncles, Eliezer Pinsky, étudia dans les Yechivot clandestines de Polotsk et de Kiev et devint un grand érudit, notamment dans la ‘Hassidout. Dans les années 30, il fut parmi les organisateurs d’un réseau clandestin d’éducation religieuse en Ukraine et dirigea aussi les Yechivot de Berditchev et de Jytomyr. Il décéda à Moscou en 1942 à l’âge de 28 ans, mais eut le temps d’acquérir une réputation d’éducateur hors pair et de maître d’une jeune génération de ‘hassidim ‘Habad.
Mon père, Chneour Pinsky, comme ses frères, étudia à la Yechiva Tomkhei Temimim. En 1918, la branche de Loubavitch ferma. Mon père retourna à Ouzritchi et y ouvrit un ‘Heider pour adolescents où il enseignait le Talmud. En 1923, à l’invitation du riche ‘hassid Rav Ne’hemia Ginzbourg, mon père déménagea à Moscou. Il enseigna la Torah à ses enfants, ainsi que dans d’autres familles (notamment celles de Berl Ginzbourg, Mendel Stesin, Israël Chneirov). Il donna aussi des cours de Torah dans des synagogues de Moscou, entre autres dans celle de Zariadie (détruite plus tard).
Mon père était lié d’amitié avec d’importants ‘hassidim de l’époque : Rav Baroukh Chalom Cohen et son fils Rav Refael (Rav Pulia), Rav Yaakov Landau, Roch Yechiva de Tiferet Ba’hourim, Rav Yaakov Moscalick, célèbre pour son amour infini pour chaque Juif et sa disponibilité constante pour aider autrui, Rav Chaoul Brouk, Rav Moché Gourari – un des plus grands enseignants de ‘Hassidout, Rav Berl Levertov et d’autres. Ces hommes eurent une grande influence sur mon père. Tout au long de sa vie il les évoquait avec respect et affection. (Rav Yaakov Moscalick et Berl Levertov périrent plus tard dans les camps de travail de Staline).
Aussi difficiles que fussent les conditions – et elles l’étaient toujours – dans chacun de ses lieux de travail, il continuait d’étudier et d’enseigner la Torah. Mon père avait une bonne tête et des mains en or. Il travailla comme cordonnier, serrurier, électricien, relieur, couvreur, réparateur de machines à coudre, etc. Et le soir, après sa journée de labeur, il s’adonnait à son occupation préférée – enseigner la Torah aux jeunes et aux vieux.
En 1925, mon père épousa sa cousine Sarah Pinsky. Son père aussi était un ‘hassid ‘Habad. Ses quatre frères avaient étudié à la Yechiva de Loubavitch. Je mentionnerai un des frères de ma mère, Rav Nathan Pinsky, qui mourut en martyr – en 1919 des soldats grecs le brûlèrent vif à Kherson. Bien que Rav Nathan soit mort jeune, tous ceux qui le connurent se souvinrent de lui comme d’un excellent professeur et d’un grand connaisseur de la ‘Hassidout. Parmi ses élèves figura Rav Israël Jacobson qui devint plus tard un des fondateurs de la communauté ‘Habad en Amérique.
Un autre frère de ma mère, Rav Na’houm Hillel Pinsky, réussit durant les sombres années de Yejov (1936-1938) à créer un atelier de fabrication de meubles où travaillaient des ‘hassidim ‘Habad. Inutile de préciser que le jour de congé pour les ouvriers de l’atelier était le Chabbat… En 1938, Rav Na’houm fut arrêté. Ses enfants et petits-enfants vivent aujourd’hui en Israël.
Après leur mariage, le jeune couple Pinsky menait une vie de foyer juif ordinaire, bien que mener une vie ordinaire à l’époque n’était pas une chose ordinaire et était difficile: observer le Chabbat, éduquer les enfants dans l’esprit du judaïsme, respecter strictement la cacherout dans une cohabitation avec de nombreuses autres familles…
Mes parents vivaient à Taganka, à une demi-heure de marche de la synagogue centrale de la rue Arkhipov. Leur hospitalité ne connaissait pas de limites. Notre pièce de 9 mètres carrés était constamment remplie de gens de tous âges et de toutes opinions. Il y avait des ‘hassidim, des compatriotes de mon père, des Juifs que nous connaissions et d’autres que nous ne connaissions pas. Chacun trouvait de la chaleur dans notre maison. Chacun avait droit à une tasse de thé et à un morceau de Gefilte fish qu’il mangeait peut-être pour la dernière fois depuis longtemps, dans sa bourgade. Beaucoup d’invités restaient dormir – par terre, sur la table, sur des chaises accolées. Il y avait assez de couvertures et d’oreillers pour tous. Lors des fêtes, jusqu’à 25 personnes se serraient dans notre pièce, et encore plus à Pessa’h. Il n’y avait pas assez de place à table pour tous. Nous les enfants, devions parfois dormir dans le couloir ou chez les voisins, parfois avec quelques invités.
Comme je l’ai déjà dit, les hôtes étaient variés. Souvent éclataient des discussions sur des sujets religieux, le destin du peuple d’Israël, les nouveaux problèmes sociaux et la révolution qui, comme beaucoup le pensaient alors, apportait aux Juifs une véritable libération. Les enfants absorbaient avidement chaque mot prononcé par les adultes. Je me souviens combien mon père s’efforçait de transmettre à ses interlocuteurs sa foi en D.ieu, de les convaincre que seule la foi et l’observance des Mitsvot pouvaient amener une rédemption complète. En même temps, en vrai ‘hassid, il faisait confiance à chaque Juif dans l’espoir qu’un jour il reviendrait à techouva, à la foi de ses pères.
Et cet espoir n’était pas vain. Déjà dans les années 40, beaucoup de Juifs qui avaient vécu les effroyables purges staliniennes puis la guerre, ouvrirent les yeux et revinrent aux sources de la foi. Intéressant est le destin de l’un d’eux. Dans les années 20, Rav Noa’h Borer, avec d’autres jeunes Juifs membres du Komsomol, ferma des synagogues à Ouzritchi. Et dans les années 50, il recommença à mettre les Tefilines, à observer le Chabbat et la cacherout, et dans les années 60 il fit partie de la direction de la synagogue de Minsk. Son retour à techouva commença lorsqu’il vint une fois chez nous pour Chabbat. C’était après la guerre et il occupait déjà un poste assez élevé – directeur adjoint d’un département d’un ministère de Biélorussie. Un autre compatriote de mon père, un ancien lieutenant-colonel devenu proviseur, se mit à mettre les Tefilines et à pratiquer les Mitsvot après avoir renoué contact avec mon père.
Dans les années 30, mon frère et moi-même dûmes aller à l’école. Les premières années, mon frère n’y alla pas les Chabbat et jours de fête, et ma mère portait le lourd fardeau de chercher des excuses à ses absences. On pourrait en général raconter beaucoup sur les mères juives… sur le fait qu’elles risquaient leur santé, leur vie même, pour protéger leurs enfants et leurs maris des regards hostiles, des voisins, des autorités, de toute personne étrangère. Sur le fait qu’il était si dur d’attendre des heures le retour du mari et des enfants du travail, de l’école, de la synagogue, des cours de Torah… Le moindre retard suscitait une grande inquiétude, et ce n’était pas pour rien. Les gens étaient arrêtés non seulement la nuit mais aussi en plein jour, dans la rue, et n’importe quoi pouvait servir de raison d’arrestation – une barbe par exemple. Certains furent arrêtés pour avoir eu chez eux le livre du Tanya. Notre mère avait donc des raisons de s’inquiéter.
En 1939, j’entrai à l’école. Je dus y aller le Chabbat mais pas les jours de fête. En classe, j’enlevais la kippa colorée « boukhariote » que je portais toujours. À l’école, je ne soulignais pas que j’étais religieux. En même temps, je ne me présentais pas comme non-religieux. Et peut-être parce que j’agissais naturellement, je n’avais pas de conflits avec mes camarades ou les enfants des voisins. Le soir, un professeur venait à la maison m’enseigner la Torah.
Quand la guerre éclata, mon père fut mobilisé et nous évacuâmes avec maman au Tatarstan. En 1943, mon frère partit au front. Il se battit, fut blessé et reçut des médailles. Il vit maintenant à Jérusalem.
À notre retour du Tatarstan, je repris l’étude de la Torah. D’abord avec Rav Leizer Zlotnikov. Puis j’entamai l’étude de la Guemara avec Rav Its’hak Yoel Moisseiev. Après un certain temps, il fut remplacé par Rav Zalman Nathan Kisselov qui était l’adjoint du Grand Rabbin de la communauté de Moscou et le Rav de la « Salle hassidique » de la synagogue centrale de Moscou. Il était aussi cho’het, ‘hazan et lecteur de la Torah.
Petit à petit, le cercle d’avant-guerre des connaissances se reconstitua. Bien sûr, ce cercle était plus étroit qu’avant : beaucoup d’amis de mon père étaient partis à Tachkent et Samarcande, certains avaient réussi à quitter l’URSS, d’autres étaient morts ou avaient été tués. Mais malgré tout, les Chabbat et jours de fête la salle ‘hassidique de la synagogue centrale était pleine à craquer.
Impossible de décrire la synagogue de Moscou de cette époque sans évoquer Rav Mordekhaï Dubin, ancien député du parlement letton, un véritable ‘hassid. Après la guerre, il s’installa à Moscou. Rav Mordekhaï était un homme d’une intelligence et d’une modestie hors du commun. Il avait l’habitude de prier longuement et à voix basse – il arrivait souvent à la synagogue à 8 heures et n’en repartait qu’à 16 heures. Il s’asseyait toujours au dernier rang et s’efforçait de ne pas attirer l’attention. Malgré cela, chacun considérait comme un honneur de s’approcher de lui pour lui dire « Chalom ». De l’extérieur, cela ressemblait à une procession : une foule de Juifs de la grande salle, parmi lesquels des Rabbins, des responsables de la synagogue et d’autres personnalités respectées, s’approchaient à tour de rôle de Rav Mordekhaï et lui disaient : « Gut Chabbes ».
Le Rav Mordehai Dubin distribue ‘Lé’haim’ lors d’une réunion hassidique
Rav Dubin fut un des organisateurs de la sortie clandestine de familles ‘Habad vers la Pologne après la guerre. En plus, il initia l’organisation d’une grande réjouissance à la synagogue à Sim’hat Torah, réjouissance qui devint une tradition. Le Rav Dubin se tenait au milieu de la foule exultante, distribuait à tous de la vodka et un « vort », chantait et dansait. Il aimait beaucoup danser avec les enfants. Pendant des heures, il jouait avec eux et son apparence changeait – il rajeunissait comme de 10-20 ans. À la fin des années 40, Dubin fut arrêté et mourut en prison près de la ville de Toula. Sa dépouille fut transférée au cimetière juif de Malakhovka.
Parmi les ‘hassidim qui priaient à la synagogue centrale, il faut aussi mentionner Rav Bentzion Klugvant, Rav ‘Haïm Eliezer Gourvitch, Rav Chmouel Bortnovski, Rav Mordekhaï Gourari, Rav Moché Dobruskin, Rav Berl Kreinin. Ils furent les amis de mon père pendant de longues années.
Après la guerre, malgré les arrestations quotidiennes, mon père continua d’enseigner la Torah et la ‘Hassidout aux adultes et aux enfants, parfois gratuitement ou pour un prix symbolique. Il ne rentrait pas avant minuit, après une journée de travail et les cours du soir, et à 5 heures du matin il était de nouveau debout. Parmi ses élèves, il y avait des gens d’un certain âge, des quinquagénaires et sexagénaires – Rav Zalman Moché Kivenson, Rav Yossef Gulman, Rav Ziml Krasnik, Rav Alter Choulman, Rav Zalman Frankl. Les Chabbat, ils venaient chez nous étudier. Je me souviens d’un immense « Kiddouch » qu’ils firent chez nous pour célébrer l’achèvement de l’étude du Tanya. Parmi les jeunes élèves de mon père, il faut mentionner Gedalia Mazel, les frères Rozenblit, Yoel Mikhlin, le fils de Rav Gershon Mikhlin, et d’autres.
Dans les années 50, et surtout après la mort de Staline, on observait un éveil de la vie religieuse à Moscou et ses environs. De plus en plus de Juifs commençaient à fréquenter la synagogue centrale de la rue Arkhipov ainsi que d’autres synagogues – à Marina Rochtcha, Tcherkizovo et Malakhovka. Parmi les ‘hassidim qui priaient habituellement dans la « petite » salle de la synagogue centrale, il faut mentionner Rav Zalman Moché Kivenson, Rav Yossef Gulman, Rav Chimchon Sultzovski, Rav Berl Kreinin, Rav Zalman Frankl, Rav Zalman Nathan Kisselov, ainsi que des diplômés des Yechivot des Mitnagdim – Rav Chalom Tubvin, Rav Avraham Leib Bak, Rav Avraham Miller, Rav Avigdor, gendre du précédent Grand Rabbin de Moscou Kalmans décédé en Israël. Les figures marquantes de la synagogue de Malakhovka étaient Rav Yehouda Bartchvili, ses gendres Rav Moché Katznelboigen, Rav Nathan Kanelski, ainsi que Rav Moché Likhtrov, Rav Berl Rikman, Rav ‘Haïm Arbov, Rav Élie Kritchevski, Rav ‘Haïm Gechel et d’autres. À Marina Rochtcha oeuvraient Rav Mendel Samorodinski qui fut un certain temps responsable de la synagogue, Rav Avraham Kuhn, les frères Rav Aïzik et Berl Greinum. Dans la synagogue de Tcherkizovo, on ressentait l’influence du Rabbi de Makhnov. Le long de la route du Nord vivaient Rav Sandler, Rav Chmouel Leib Levine, Rav Yossef Moisseiev, Rav Avraham Israël Mazel, Rav Yaakov Hornstein et bien d’autres. Chacun apporta sa contribution à la vie de la communauté juive de Moscou.
Une mention spéciale méritent Rav Aaron ‘Hazan et Rav Fridman qui s’opposèrent ouvertement aux autorités pour le droit de mener une vie religieuse et d’éduquer les enfants dans l’esprit de la Torah.
Dans différents coins de Moscou et sa banlieue s’organisèrent des Minianim dont certains fonctionnaient non seulement Chabbat et jours de fête mais aussi en semaine. Il y avait des Minianim à Tomilino, Yacovo, Ilianskoïe, Vychniaki, Pravo Pole – le long de la voie ferrée de Kazan ; à Bouchkin, Okhtomka, Perlovka, Bolchevo, Pouchkin, Zgourianka, Mamontovka – le long de la route du Nord ; à Jeleznosorojni, Krasny Stroïtel – le long de la voie ferrée de Koursk… À Moscou même se réunissaient des Minianim à Perovo, Sokol, rue Chtcholkovskaïa, à kountsevo et dans d’autres quartiers. Les autorités fermaient les Minianim mais ils rouvraient ailleurs, dans d’autres rues. Après tout, Moscou est une ville immense et il est difficile d’aller à pied Chabbat et jours de fête des quartiers éloignés jusqu’aux synagogues officielles, et il est interdit d’y aller en transport. Et il y avait une autre raison. Beaucoup de Juifs, relativement jeunes, âgés de 20 à 40 ans, pensaient qu’il était moins dangereux de prier dans une maison privée que de se montrer régulièrement dans une synagogue officielle.
J’ai visité les Minianim de Rav Gershon et Emmanuel Mikhlin à Izmaïlovo (tous deux avaient étudié à la Yechiva Tiferet Ba’hourim), de Rav Its’hak Wolfowitch à Yacovo, ainsi qu’à Ostankino, dans le quartier de « Kouchnkin Log » (ce Miniane fut dispersé par la police en 1972) et de Rav Getzel (Getche) Vilenski rue Na-Bereg. Le Miniane chez Rav Getche fut créé en 1958, dès qu’il reçut son appartement, et exista pendant près de 30 ans. J’eus la chance d’y prier le jour même où il fut créé. La composition de ce Miniane était très intéressante. D’un côté, y venaient des vieillards dont certains avaient encore étudié à Loubavitch. Je peux citer Rav Chalom Feigin, Rav Israël Chneirov, Rav Refael et Rav ‘Hatskel Rafaelovitch, Rav Ye’hiel Mintz, Rav ‘Haïm Eliezer Gourvitch, Rav Moché Dobruskin, Rav Yehochoua Moisseiev, Rav Zalman Moché Kivenson, Rav Tan’houm, Rav Meir Chor, Rav Mendel Moscalick. Venaient aussi des Juifs âgés qui habitaient le quartier. Et d’un autre côté, avec le temps, de jeunes Juifs commencèrent à fréquenter ce Miniane. Dans les années 70-80, Rav Getche devint un guide pour des dizaines de Baalei Techouva avec lesquels il sut rapidement trouver un langage commun et qu’il aida à construire une vie conforme à la Torah.
Au début des années 60, mon père prit sa retraite et se consacra entièrement à l’étude de la Torah. Il organisa de nouveaux cours de Torah et de ‘Hassidout, en plus de ceux qu’il donnait déjà auparavant. Entre autres, il participa quotidiennement à un cours de Guemara de deux heures donné par des érudits renommés comme Zalman Nathan Kisselov, Yaakov Katz, Rav Chalom Tubvin, Rav Berl Kreinin et d’autres. Souvent, mon père donnait lui-même le cours. Dans les années 60 venaient étudier chez Rav Yankel Breslavski, Rav Yudel Bortnovski, Rav ‘Haïm Frankl. À la même époque vint étudier Volodia (Zeev) Rapoport qui dirige actuellement la Yechiva Chamir à Jérusalem. Il avait alors 10 ans.
Les années passaient, les cho’htim, les Rabbins quittaient ce monde… Mon père dut assumer aussi ce travail : si on le lui demandait, il abattait de la volaille, vérifiait et réparait des Tefilines – le tout gratuitement. En 1961-1962, avec Rav Chmouel Vochtchinski de Tachkent, il répara le Mikvé de Moscou. Souvent avaient lieu des Farbrengen chez nous, avec à chaque fois de plus en plus de participants. Dans les années 40, lors de dates importantes pour les ‘hassidim – 12 Tamouz, 24 Tevet, 19 Kislev – se réunissaient chez nous trois à cinq invités, et ce dans le plus grand secret. À la fin des années 60, des dizaines de personnes venaient aux Farbrengen chez nous. Il arriva plus d’une fois que des gens ne sachant pas où aurait lieu le Farbrengen allèrent chez Chneour Pinsky – et ne se trompèrent jamais d’adresse.
L’été, de nombreuses familles juives de Moscou louaient des datcha (maisons d’été) à Oulianka le long de la voie ferrée de « Kazan ». Un Miniane s’y organisa, où l’on étudiait la ‘Hassidout avant la prière, et le soir on donnait des cours de Guemara aux jeunes une ou deux fois par semaine. À ces cours participaient Rav Eja Bisk, Rav Naftali Karbitzky, Rav Leibel ‘Hatsernov.
Chaque année, des émissaires partaient de Moscou vers les tombes des Tsadikim : à Haditch Rav Moché Dobruskin, à Rostov-sur-le-Don Rav Meir Chor. Au milieu des années 60, une délégation spéciale partit de Moscou à Loubavitch. Les membres de la délégation étaient Rav Berl Rikman, Rav Leibel ‘Hatsernov et Rav Levine né à Loubavitch (je ne me souviens malheureusement plus de son prénom). En général, ces voyages étaient financés par un fonds spécial géré par mon père et Rav Bentzion Klugvant. Ce même fonds aidait aussi les Juifs nécessiteux de Moscou et envoyait des colis aux prisonniers.
Mon père était aussi attentif au mouvement des Baalei Techouva. Il commença à enseigner la Guemara à Yehouda Grinblatt. Irmiahou Baranov qui vivait à Riga dormait toujours chez nous quand il venait à Moscou. Mon père lui enseignait la ‘Hassidout.
En 1971, mon père monta en Israël où il continua aussi d’étudier et d’enseigner. Il donna des cours de ‘Hassidout à Kfar ‘Habad, dans les quartiers de Jérusalem Katamon, Guivat Mordekhaï et Ramot. Dans le quartier de Ramot où vivent de nombreux immigrants de Russie, il donna des cours sur le Tanya en russe.
En 1989, Chabbat Zakhor, mon père décéda à l’âge de 91 ans. Un ‘hassid Loubavitch de corps et d’âme, fidèle à la Torah, au peuple d’Israël et à la Terre d’Israël. Il laissa derrière lui un bon souvenir dans le cœur de centaines de personnes.
À la fin des années 60 – début des années 70, les rangs des Juifs pratiquants s’étaient clairsemés, le nombre de fidèles à la synagogue avait diminué, le nombre de Minianim avait baissé, on détruisit la synagogue de Tcherkizovo. Seule la rue Arkhipov, comme par le passé, se remplissait de monde les jours de fête.
Et alors se produit une chose étonnante – les jeunes affluent dans les synagogues, chantent des chants juifs. De nouveaux visages apparaissent. À mon avis, il y avait à cela plusieurs raisons :
L’ancienne génération était partie, et les jeunes devaient naturellement prendre le relais.
Les Juifs de familles traditionnelles religieuses avaient eu le temps de quitter l’URSS au début des années 70. Mais le plus important, c’est qu’au sein de la jeunesse juive de Moscou était né un mouvement de Baalei Techouva – un mouvement de renaissance nationale et religieuse.
Le premier Baal Techouva que j’ai rencontré fut Rav Eliezer Tamrin, c’était à la fin des années 50. Ses enfants étudient aujourd’hui à la Yechiva Tomkhei Temimim. Rav Yossef Its’hak Schneersohn avait vu en son temps ce phénomène. Et voici ce qu’il écrivit : « Une des maladies de notre génération est le rejet de la simplicité et de l’intégrité, lorsqu’on préfère l’érudition et l’étincelle extérieure. Mais les fils et filles d’Israël appartenant aux couches éduquées de la société aspirent maintenant à revenir à la Torah, à sa sagesse profonde qui abreuvera leur âme. Mais un véritable renouveau religieux est impossible sans l’observance des Mitsvot de la Torah – Chabbat, Cacherout, Tefilines, pureté familiale – par amour de D.ieu, amour de la Torah et amour d’Israël. »
Chez la plupart des premiers Baalei Techouva, l’éveil de la conscience nationale commença par l’étude de la Torah. Un de leurs principaux problèmes était le contraste entre l’étude théorique de la Torah et la mise en pratique concrète de ses Mitsvot. Des jeunes Juifs éduqués dans des familles religieuses les aidèrent à sortir de cette impasse. Parmi eux se distinguait par ses connaissances en Guemara, ‘Hassidout et Halakha, Rav Moché Katznelboigen. Né dans une famille ‘Habad depuis des générations, il passa par les prisons et déportations staliniennes, et dans les intervalles entre les détentions, étudia dans les Yechivot clandestines de Samarcande et Koutaïssi. À l’éducation des Baalei Techouva participèrent aussi Rav Nathan Kanelsky, Rav Naftali Karbitzky, Rav Henokh Rapoport – un ‘hassid Loubavitch qui dès son jeune âge étudia dans des Yechivot clandestines et fut pour cela condamné à dix ans de camps de travail – Rav ‘Haïm Frankl, le Dr Yaakov Tzatzkis qui faisait la Brit Mila aux jeunes et aux vieux qui ne faisaient que commencer leur chemin vers le judaïsme. Après le départ de Rav Moché Katznelboigen de Russie, ses amis continuèrent son oeuvre élevée. La question de l’éducation passa aux mains de la génération plus âgée : Rav Chimchon Sultzovski, Rav Getche Vilenski, Rav Berl Kreinin, Rav Berl ‘Haritonov, Rav Yossef ‘Horochou’hine, Rav Noa’h Bugatin et d’autres.
Parmi les premiers Baalei Techouva vivant à Moscou, il faut citer Alik Stern, Yehouda Grinblatt, Karla Malkina, David Kazdan, Tzvi Epstein. Certains commencèrent par l’étude de la Torah, de la ‘Hassidout, de la Halakha, et avec l’élargissement de leurs connaissances grandissait le besoin d’observer les Mitsvot. Apparut un groupe de Baalei Techouva qui enseignaient l’hébreu. En faisaient partie Zeev Chakhnovski, Refael Antinn, Jenia Dvorine, Chmouel Gourovitch, Tzvi Burla. Le mouvement s’élargissait. Tous ces jeunes gens, chacun en son temps, commencèrent à approfondir les problèmes fondamentaux de l’existence, le secret de l’histoire du peuple d’Israël. Dans leur quête de réponses aux questions qui les préoccupaient, ils se tournèrent vers les Juifs religieux survivants de la génération précédente, ainsi que vers les jeunes, ceux qui avaient eu le temps d’étudier le judaïsme auprès de Rav Moché Katznelboigen, Rav Henokh Rapoport, mon père, Rav Avraham Israël Mazel et d’autres.
Sous mes yeux se déroula le développement spirituel des jeunes du cercle de Zeev Chakhnovski. Zeev avait grandi dans une famille assimilée, apprit l’hébreu, commença à l’enseigner et organisa chez lui un séminaire pour professeurs d’hébreu. Chakhnovski fut le premier à lier l’apprentissage de l’hébreu à l’étude de la Torah. Lors de ses cours, on lisait et étudiait non seulement le ‘Houmach mais aussi ses commentaires. Nathan Charansky, élève de Chakhnovski, écrivit en 1975 sur ces cours : « Nous lisons la Torah chez Volodia Chakhnovski avec un retard de quelques Parachiot. Et voici que c’est justement maintenant, avant Pessa’h, que nous lisons sur la sortie d’Égypte. Je ne prétends pas que c’était plus naturel, mais malgré tout tout est lié : la lecture sur la sortie d’Égypte, les événements dramatiques de notre propre sortie d’Égypte et la fête de Pessa’h. » Avec le temps, les nombreux élèves de Zeev Chakhnovski devinrent des professeurs renommés et enseignèrent l’hébreu, la Torah, la Guemara et la ‘Hassidout à un très haut niveau.
À la même époque, en 1972-1973, commencèrent les études chez David Kazdan. On y étudiait la Michna et la ‘Hassidout. Y prenaient part Zeev Chakhnovski, Zeev Wagner, Liova Goudlin, Jenia Dvorine, Nathan Malkine et d’autres. La Michna était enseignée par Yossef ‘Horochou’hine. C’est alors aussi que nous fîmes connaissance avec la famille Tzatzkin – des « refuzniks » pendant de longues années. Dans cette famille, un garçon de treize ans exigea qu’on lui fasse la Brit Mila, qu’on commence à observer la Cacherout, et cessa d’aller à l’école le Chabbat.
Comme je l’ai déjà dit, au début des années 70, de nombreuses familles religieuses quittèrent l’URSS. Mon père aussi partit. Mais moi, je reçus un « refus » et restai à Moscou jusqu’en 1978. Cette période ne fut pas pour moi vide d’action. Je m’efforçai d’aider les Juifs qui revenaient à la religion, d’inculquer à ces jeunes gens des notions de mode de vie juif, de les aider à construire un foyer juif. J’organisai des cours, cherchai des professeurs, aidai à trouver des chirurgiens pouvant pratiquer la Brit Mila, etc. Ces Juifs faisaient la Brit Mila, changeaient leurs prénoms russes pour des prénoms juifs, commençaient à observer la Cacherout, à fréquenter les synagogues en semaine et Chabbat. Une aide concrète leur fut apportée par Rav Getche Valensky, Rav Mordekhaï Libchitz, Rav Avraham Ganin, Rav Yudel Dortnovski, Rav Chimchon Suldovski, Rav Yehochoua Kleinberg, Rav Israël Levine et Rav Chaoul de Malakhovka.
C’est justement à ce moment-là que la synagogue de Marina Rochtcha fut comme rouverte. Les jeunes préféraient y prier car l’atmosphère à Marina Rochtcha était plus familiale, plus chaleureuse. Le Chabbat après Cha’harit, jusqu’à vingt personnes s’asseyaient pour le Kiddouch. En même temps avaient lieu des cours de Torah, de ‘Hassidout, sur le Yad Ha’hazaka de Maïmonide. Après le Kiddouch, tous récitaient le Birkat Hamazone.
À mon avis, le mouvement des Baalei Techouva en Russie dans les années 70 n’est qu’une partie du vaste processus touchant tout le judaïsme mondial : déception des idéologies étrangères, quête de sa propre spiritualité. En Russie, ce processus commença en même temps que l’Alya vers Israël. La génération des années 1970-1971 était prête à partir. L’antisémitisme d’État, l’éducation familiale – sioniste et religieuse – encourageaient le désir de vivre en Israël. Et dès que les portes s’ouvrirent, les gens de cette génération saisirent l’occasion de quitter l’URSS.
Ils laissèrent derrière eux comme un vide. Restèrent des gens qui voyaient dans l’idée du départ une sorte de protestation contre l’oppression et la morosité spirituelle. C’était un sentiment inconscient, une explosion émotionnelle sans véritable fondement, ne s’appuyant pas sur une information précise, sur une évaluation claire de la situation. Le vide créé devait se remplir. Et seul le judaïsme pouvait le remplir, car seule la Torah relie le Juif à la Terre d’Israël et au D.ieu d’Israël. Les gens qui cherchaient les sources de ce lien en arrivèrent à accepter D.ieu et Ses Mitsvot, revinrent à la foi de leurs pères.