La rue des Rosiers est considérée comme « le quartier juif » de Paris en raison de son histoire d’implantation juive, de sa diversité en termes de population juive et de la réappropriation continue de sa mémoire collective par les nouvelles vagues d’immigration et les nouvelles générations. Cette réactualisation se fait à travers les fêtes juives et les souvenirs individuels qui sont intégrés à la mémoire collective du quartier.

 

Par Jeanne BRODY
Jeanne Brody est américaine, docteur de 3e cycle en sociologie urbaine (Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 1986). Maître de conférences en sociologie-anthropologie à l’Université de Toulouse-Le Mirail (en 1995).

La rue des Rosiers est «Le quartier juif» de Paris. Même si ce quartier n’est pas le seul à abriter une proportion importante de Juifs (1) et même si tous les Juifs ne s’y identifient pas de la même manière, on n’entend jamais parler des autres – c’est-à-dire Belleville, la rue Richer, Sarcelles – en utilisant l’article défini.

Mais pourquoi la rue des Rosiers n’est-elle pas simplement «un quartier juif»? Pourquoi est-elle devenue, et elle seule, le symbole du «quartier juif»?

Le quartier de la rue des Rosiers a acquis ses titres de noblesse dans la longue histoire d’immigration juive interne et externe à la France, à cause de trois facteurs principaux dont la mémoire est un composant essentiel (2).

D’abord l’implantation juive du quartier de la rue des Rosiers a résisté à l’épreuve du temps. L’établissement ou le réétablissement à l’époque contemporaine des Juifs ici a cédé d’au moins dix ans leur installation ailleurs.

Montmartre, Belleville, même la Roquette et le faubourg St-Antoine étaient encore la campagne tandis que le quartier St-Paul était un centre urbain depuis le Moyen Âge. Cette ancienneté s’est peu à peu transformée en mythe, conférant au quartier de la rue des Rosiers un aura quasi légendaire.

Ensuite, les autres quartiers dits «juifs» sont chacun peuplés principalement par un groupe particulier. Comme indiqué dans les paragraphes précédents, chacun des quartiers de Paris où des Juifs ont habité porte la marque d’une population spécifique. Seule la rue des Rosiers constitue un pôle où tous se croisent et se rencontrent parfois en même temps parfois par vagues successives: le Juif libéral, le hassid, le Juif orthodoxe, l’achkenaze de Pologne, de Roumanie, d’Autriche, de Russie, le séfarade (3) de Turquie, du Maroc, de Tunisie, d’Algérie, l’intellectuel et l’épicier. Même s’il y a eu prédominance à des époques différentes d’une ou plusieurs populations particulières, le quartier reste un point de ralliement. Même les touristes viennent visiter la rue des Rosiers.

Nulle part ailleurs on ne trouve cette densité de synagogues, d’oratoires, de magasins de denrées typiquement juives et d’objets de culte représentatifs de cette diversité culturelle et idéologique au sein d’une même population. Et chacun y a apporté et, en quelque sorte, y a déposé, la mémoire collective de sa trajectoire d’immigré. Ce n’est pas un hasard si les représentants de ces différentes populations se réfèrent à ce coin de Paris tantôt comme «le ghetto», tantôt comme «le shtetl», tantôt comme «le mellah» (4), car chacun l’a recréé à son image, à l’image de ce qu’il a connu avant de partir de son village ou de sa ville natale…

Finalement, si ce quartier est devenu un symbole c’est que cette légende et ces mémoires collectives diverses se sont réactualisées année par année, saison par saison, chaque mois par chaque génération qui y est passée ou qui y a apposé son sceau. Cette réactualisation continuelle prend la forme de fêtes juives traditionnelles qui ont une visibilité au niveau du quartier, de cérémonies religieuses et séculaires qui ont lieu dans cette aire spécifique de Paris et qui rappellent des événements importants qui viennent former la base d’une cosmogonie du quartier.

Des formes de décoration et d’architecture, des bâtiments et des places, des rues qui sont porteurs d’histoires et de l’Histoire du quartier font également partie de cette cosmogonie à laquelle, finalement, s’ajoutent des mémoires individuelles qui rejoignent la mémoire collective pour y porter un regard particulier et pour se la réapproprier.

La présence des Juifs à Paris date d’avant le Moyen Âge. Au fil des siècles, d’autres quartiers juifs ont existé, se sont parfois rétrécis, ont disparu, d’autres fois se sont légèrement déplacés, mais il ont presque toujours conservé des traces, même diffuses, de leur population originelle.

A la fin du XVIIIe siècle, les quatre quartiers juifs de Paris paraissent dans l’ensemble occuper le même secteur que les quartiers juifs du Moyen Âge. La juiverie (5) de la rue Galande et de la Cité semble avoir disparu ou avoir été englobée dans les communautés de la Monnaie et de l’Odéon. Les Champeaux et Saint-Bont ont été absorbés par les communautés de Gravilliers, de la rue Beaubourg et des Enfants-Rouges (le Marais). Cette topographie change significativement entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle.

Au début du XIXe siècle, les 3e et 4e arrondissements redevinrent des bastions juifs, mais les colonies de la Cité et de la rive gauche n’en disparurent pas pour autant. Mieux, à cette époque des communautés apparurent dans le faubourg Montmartre et à Montmartre même, et s’éparpillèrent dans la banlieue est de Paris.

Les historiens discutent la présence ou l’absence des Juifs à Paris entre les XlVe et XVIIe siècles. R. Anchel (6) croit qu’il y a suffisamment de preuves pour attester que quelques-uns restèrent en cachette ou devinrent des marranes. L’un des piliers de cette hypothèse est précisément la réapparition aux XVIIe et XIXe siècles de Juifs dans certains quartiers dont on sait qu’ils les avaient occupés au Moyen Âge.

Autres explications de ce phénomène, la proximité des gares: gare de Lyon (3e et 4e), gare St-Lazare (9e et 18e), et l’attraction exercée par des quartiers aux loyers peu élevés et où l’on trouvait du travail (en particulier les petits métiers artisanaux). Une autre explication, fournie dans le cas du faubourg Montmartre repose sur l’existence depuis le Xlle siècle d’une route reliant les Champeaux à l’abbaye de Montmartre (rue des Martyrs), ou, dans le cas de la rue des Rosiers, la proximité du crédit municipal. Peutêtre les voies de transport et les réseaux commerciaux médiévaux ont-ils fait le lien entre les vieilles juiveries parisiennes et les quartiers juifs ultérieurs?

Si, en 1809, la majorité des 2736 membres du Consistoire de Paris habitaient dans les 3e et 4e arrondissements actuels, au début du siècle, les Juifs commencèrent à se répartir de manière plus uniforme dans la ville. La dispersion économique et résidentielle de la population juive de Paris entre la fin du XIXe et le début de XXe siècle, qui est restée, malgré tout, concentrée dans certains arrondissements du centre et de la rive droite orientale, correspondait à une différenciation entre les Juifs eux-mêmes.

Ce qu’on pourrait appeler des sous-communautés – basées sur la nationalité, le métier et le statut économique – se sont constituées par quartier ou par arrondissement à travers la capitale. Succinctement, nous pourrons dire que les 1er, 2e, 5e, 8e et 16e arrondissements abritaient les gens riches: les 16e, 17e et 18e, plus spécifiquement les Juifs de descendance avignonnaise, bordelaise ou portugaise, et cela bien avant la Deuxième Guerre mondiale; les 9e, 10e et 1 le les Juifs de milieux modestes (David Weinberg y place aussi des Juifs alsaciens aisés) (7), et les Juifs les plus pauvres dans les 3e et 4e, quartiers de casquettiers, entre autres. Les étudiants juifs résidaient sur la rive gauche, près du quartier Latin, dans le 5e rondissement où les révolutionnaires professionnels suivirent leurs leaders, ainsi que dans le 13e arrondissement avec les tanneurs (quartier des Gobelins).

Weinberg parle de Montmartre comme d’un refuge pour artistes et intellectuels russes et roumains. Belleville était la grande banlieue ouvrière et un centre d’activité de gauche. Mais tous deux abritaient également une importante population non juive. A la Roquette, on travaillait «le blanc», surtout pendant l’Entre-DeuxGuerres, lorsqu’elle est devenue le fief des Juifs espagnols de Turquie et de Salonique. Les tailleurs se trouvaient à Montmartre: les fourreurs et l’industrie de l’habillement dans le faubourg Montmartre; le travail du bois se faisait essentiellement au faubourg Saint-Antoine et l’on rencontrait nombre de marchands ambulants et d’antiquaires au marché aux puces de Clignancourt, etc.

Chacun de ces quartiers avait sa propre saveur, son caractère, son histoire propre. Aussi cette liste n’est-elle pas exhaustive… A titre d’exemple: Menache Foigel, le héros d’A. Billy et M. Twersky dans Le Fléau du savoir, soulignent une distinction importante entre Montmartre et Saint-Paul (autre nom pour le quartier de la rue des Rosiers): Certes ce quartier avait plus que Montmartre un caractère proprement, ouvertement juif. Alors que le Montmartre juif reniait plus ou moins ses origines, le peuple du quartier Saint-Paul prenait une sorte de cynique plaisir à étaler ses tares et sa crasse (8).

LES COMPOSANTS DE LA MEMOIRE

L’importance de la mémoire pour la survie d’un groupe a été amplement démontrée (9). La mémoire est un pot-pourri dont divers ingrédients sont nécessaires à sa composition. D’abord il y a l’Histoire, que ce soit sous forme de mythe ou légende ou sous forme de chronologie d’événements transmis par la famille, par l’école, par l’éducation religieuse et/ou par la mémoire diffuse d’une ethnie, d’un peuple, d’une culture ou d’une nation.

Ensuite vient la pierre et la parole des murs: les bâtiments, les monuments, les plaques mais aussi les places, les coins de rues, les enseignes des magasins, les vitrines et même les étalages servent de rappel, témoins de notre identité, de nos origines et des multiples péripéties qui ont jalonné notre chemin. Finalement, souvenirs individuels, associés aux odeurs, au goût, aux bruits divers lesquels, par le biais de la comparaison, même dans le sens d’une absence ou du vide, forgent un pont entre passé et présent.

Dans le quartier de la rue des Rosiers, un calendrier religieux et profane juif rythme la vie du quartier, la distinguant ainsi des quartiers voisins non-juifs ou moins juifs. Et, bien que tous les habitants ou ex-habitants du quartier ne participent pas au même degré à toutes ces fêtes ou événements ou ne s’y sentent pas impliqués de la même manière, un effet de mimétisme imprègne tout le quartier et nul ne peut l’ignorer.

Les Juifs dits «orthodoxes» ou loubavitch portant barbe et kippah, traversent le quartier quotidiennement pour aller prier: des professeurs et maîtres conduisant une ribambelle de petits enfants avec peot et kippah (10) descendent la rue pour aller étudier. Ainsi que l’explique un coiffeur loubavitch: (…) ils participent au fait que le quartier présente cet aspect de religiosité juive (…)• L’émulation de ces deux types de judaïsme (l’orthodoxe et le loubavitch), fait qu’il y a un judaïsme traditionnel qui vit ici, porté soit par les loubavitch soit par les orthodoxes qui en passant dans le quartier, en achetant dans le quartier, donnent cette image plus concrète qu’on ne trouve pas ailleurs (11).

Chaque fête juive célèbre un événement historico-religieux cinq fois millénaire. Et l’on peut voir dans la rue et dans les boutiques quantité de produits, spécifiques de chaque fête: poulets à Roch Hachana et Yom Kippour, petits gâteaux fourrés à Pourim, Matzot à Pésach: mais l’on peut aussi voir affluer vers le quartier, des personnes en provenance de tout Paris et de sa banlieue et qui s’affairent pendant les périodes de grandes fêtes. La curieuse juxtaposition de ces fêtes honorant des événements survenus dans un autre lieu, à une autre époque, dans la ville de Lumière de 1995 laisse une forte impression que les photographies prises en ces occasions révèlent parfaitement bien.

Tout au long de l’année au rythme des saisons, des fêtes juives se succèdent, mais chaque semaine est également sous l’emprise de ce calendrier religieux: vendredi soir, dès 15 ou 16 heures, selon la saison, veille de chabbat, toutes les boutiques ferment et le samedi, sauf pour quelques libres-penseurs osés ou quelques non-juifs, les rues sont désertes. Par contre le dimanche quand tout Paris dort, le quartier reste éveillé et vibrant des sons et bruits de la semaine juive qui vient de commencer.

Certains faits marquants de l’histoire de France viennent s’ajouter à ce calendrier ethnico-religieux pour se fondre finalement en lui. La Deuxième Guerre mondiale et surtout les rafles du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942 ont tellement décimé et marqué ce quartier que ce jour funeste est devenu un élément constitutif de la cosmogonie du lieu.

Chaque année, lors de la journée nationale de la déportation, on célèbre la mémoire des 165 élèves et de leurs enseignants qui furent arrêtés au cours des rafles du Vel d’Hiv et partirent en déportation dans les camps de la mort. La cérémonie a lieu dans et devant l’école du quartier où cette arrestation en masse a eu lieu et ceux et celles qui y assistent après y avoir déposé une gerbe de fleurs, descendent les rues du quartier en groupes en s’ arrêtant devant les lieux-clefs qui ont joué un rôle lors de cet événement tragique.

Certains habitants et ex-habitants viennent spécialement pour montrer ce quartier à leurs amis quand ceux-ci viennent leur rendre visite. Ils veulent leur expliquer comment la Deuxième Guerre mondiale s’est passée pour eux à Paris. Pour d’autres, tout discours sur le passé ou sur le quartier est obnubilé par ce seul événement et leur rapport au quartier en est indéniablement gravé. Même si tous les habitants du quartier ne participent pas à ces événements, même si les libres-penseurs ne s’identifient pas aux orthodoxes ni aux loubavitch, même si les séfarades venus dans le quartier après 1947 ne se sentent pas concernés par la journée de la déportation, personne ne peut ignorer ces occasions ni rester insensible à leurs répercussions sur l’atmosphère générale.

LA PAROLE DE LA PIERRE

Rue des Rosiers, les murs parlent: les plaques des rues, les enseignes des magasins, l’écriture sur les vitrines, les inscriptions sur les pierres, tout contribue à rappeler le caractère ethnico-religieux de ce quartier. Dans cet espace tout est signe. Chaque nom de rue: rue des Rosiers, rue des Ecouffes, rue Ferdinand Duval (anciennement rue des Juifs) rappelle les origines médiévales de cet endroit et, plus importante encore, l’histoire étymologique des noms de rues du quartier qui renvoie à une histoire juive médiévale, remplit le discours des habitants et ex-habitants juifs et non juifs, comme en témoigne la déclaration de cette dame:

«Cette partie de Paris a toujours été une résidence ou habitaient les Juifs. On m’a toujours dit que depuis le Moyen Âge il y a eu des Juifs dans cette partie de Paris particulièrement. R.P., secrétaire juridique retraitée, achkenaze.»

La signification de cette évidence ne saurait être ignorée de l’auditeur: c’est la légitimation de la présence juive dans cette zone. Puisque le mythe veut que ce quartier ait toujours été juif, tout concourt à le rendre encore plus juif: il est fréquent d’y voir des affiches annonçant des voyages en Israël, des patronages juifs, des centres éducatifs juifs, des cours d’hébreu, des activités antiracistes… Ces affiches sont collées sur les murs du quartier, puisqu’on sait qu’ici elles auront un public. Quand on voulait manifester en faveur des droits civiques des Juifs de l’ exURSS, on le faisait ici, en spécifiant sur le tract d’appel: «EUX, ILS N’ONT PAS LEUR QUARTIER JUIF ».

Un espace est donc ainsi «représenté» comme juif et l’acte même de la représenter (en y apposant des affiches, en venant y manifester) confirme la représentation par une appropriation symbolique et réelle du territoire. Ce qui frappe à travers les vitrines-miroirs des boutiques, ce sont justement les signes visibles de cette appartenance juive inscrits également à l’intérieur des magasins: étoiles de David, lettres en hébreu, mots «cosher» en français, noms de boutiques à consonance juive – Pizza cosher, le Roi du Felafel, Chir Hadach, Diasporama…

En outre, sur les enseignes des magasins, des signes de particularismes nationaux sont maintes fois répétés: la Casablancaise, l’Oranaise…, ainsi que des noms propres qui dénotent l’origine géographique: Markovitch, Lewkowicz, Perelman, Finkelzstajn, Bensimon, Benchetrit, Benichou, Marciano, Houry, Guez… Chaque nom est représentatif d’une immigration spécifique, d’un groupe particulier, d’une période historique donnée.

Au-delà du langage des signes, littéraux et figuratifs, comment s’assurer d’une pérennité dans le temps tandis que tout bouge aux alentours? Il faut se fier aux pierres pour perdurer et transmettre le souvenir. Chargées de la vie psychique des hommes par le jeu de la projection, elles sont dépositaires de leur mémoire. Mais elles ont aussi leur propre histoire architecturale et fonctionnelle. Elles permettent à l’individu aussi bien qu’au groupe de se repérer dans une société à un moment donné. Prises dans leur ensemble, elles racontent l’histoire du lieu.

Construits entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, divers édifices abritant des institutions juives religieuses et laïques, ont contribué à maintenir une certaine continuité dans la tradition d’une histoire faite de ruptures. Le cadre bâti est fort ancien: une proportion très importante de bâtiments (plus de 75%) ont été construits avant 1871.

Comparée à d’autres quartiers dits «juifs» tels le faubourg Montmartre ou Belleville, la rue des Rosiers, en plein coeur du Paris historique, possède le plus petit pourcentage de constructions datant d’après 1949. Malgré des changements de propriétaire ou de fonction sociale, la plupart des établissements – écoles, synagogues et même une bonne partie des commerces – sont toujours restés aux mains des Juifs. Même si statistiquement on ne peut pas dire que les Juifs y aient été majoritaires, l’image juive ne s’est jamais démentie.

Des statistiques existent qui donnent une certaine force à cette image. En 1886, sur environ 74 commerces et quatre institutions installés rue des Rosiers, environ 48 étaient tenus par des Juifs et/ou vendaient des produits casher ou typiques d’un pays représenté dans le quartier par un groupe d’origine juive, et deux (en plus des 48) par des couples mixtes Juifs/non- Juifs. Aujourd’hui, si certaines activités ont disparu, d’autres sont venues les remplacer et la proportion de magasins qui vendent des produits dits juifs ou qui sont tenus par des Juifs a même légèrement augmenté: en 1994, sur 67 commerces et trois institutions, environ 54 sont «juifs» (12).

Aujourd’hui, les synagogues, oratoires et écoles du quartier jouent non seulement un rôle concret de support à une infrastructure juive, mais aussi un rôle symbolique dans la «mythologie» du quartier. Ce sont à la fois des bâtiments physiques qui servent d’évocation et de repère à la mémoire collective et aux institutions qui aident à maintenir la cohésion sociale et la vitalité religieuse de la communauté.

La synagogue du n°17 rue des Rosiers, par exemple, est supposée dater d’environ 1780, avant la Révolution française, donc à une période où les Juifs étaient supposés ne pas habiter les terres de la couronne de France. Selon d’autres théories (13), par contre, cette synagogue aurait été construite plutôt par des Juifs hassidim de Pologne dans les années 1830. Quelle que soit son origine, ce lieu de culte est entouré d’une aura toute particulière qui en fait un lieu de légendes et d’histoires miraculeuses concernant le Rabbi de Loubavitch, Rabbi Menahem Mendel Schneerson, au sujet de la Deuxième Guerre mondiale. Devenue depuis 1963 une synagogue appartenant au mouvement Beth loubavitch les jours de fête, celle-ci connaît un afflux important de fidèles qui viennent prier dans cette petite salle du premier étage d’un bâtiment abritant d’autre part plusieurs familles. Parfois les fêtes débordent même sur la rue et les trottoirs d’en face: des occasions de danser dans la rue, de flâner et de papoter.

Si nous acceptons l’avis de l’historien Michel Roblin quant à la date d’origine de la synagogue de la rue des Rosiers, après les synagogues de la rue de Notre-Dame-de Nazareth et de la rue des Victoires, la synagogue de la rue des Tournelles est l’une des plus anciennes de Paris. Ce lieu de culte a connu des incendies, sous la Commune de Paris. Différents groupes d’immigrés l’ont fréquentée et elle a été témoin de diverses luttes entre immigrés: Juifs alsaciens contre des achkenazes de Pologne et de Russie, arrivés d’Europe centrale dans les années 1910-1913; puis, plus tard, dans les années 1950, entre Juifs séfarades d’Algérie, de Tunisie et du Maroc et Juifs achkenazes. Toutes ces luttes ébranlèrent le quartier laissant des traces sous la forme de subtils changements dans la composition professionnelle et commerciale du voisinage parfois, ou même dans les rapports de force entre groupes divers.

Les luttes de la synagogue des Tournelles rappellent celles autour de la création de la synagogue de la rue Pavée dont l’architecte fut Hector Guimard. Créée entièrement par le travail et les efforts d’un groupe d’immigrés achkenazes entre 1910 et 1913 qui ne se sentait pas le bienvenu à la synagogue des Tournelles et qui voulait par ailleurs imposer son rite plus traditionaliste, la synagogue de la rue Pavée a été la première non consistoriale du quartier. Elle est aujourd’hui encore non consistoriale, et prise en charge par la communauté orthodoxe de Rav Rottenberg. Ces deux lieux de culte renvoient, chacun à leur manière, à deux autres institutions-clefs du quartier: l’école de travail/ORT au numéro 4 de la rue des Rosiers et l’école primaire et maternelle de la rue des Hospitalières St-Gervais.

Le renvoi de la rue Pavée est dû au fait que beaucoup d’enfants d’immigrés polonais et russes ayant contribué à la construction de cette synagogue ont fréquenté également les bancs de la petite école primaire et ensuite ont appris un métier dit juif à l’école du travail. D’autres, ont fréquenté des patronages après l’école, place des Vosges, derrière la synagogue des Tournelles, ou dans la synagogue même.

Beaucoup d’enfants, dès 1882 quand l’éducation religieuse a été interdite dans les établissements d’éducation publique, ont assisté aux cours religieux le samedi matin dans des locaux prêtés par l’école de travail ou par la synagogue de la rue des Tournelles. Ces deux écoles, de par leur histoire ancienne et leur importance dans l’histoire générale du développement de l’école laïque et gratuite ainsi que de l’école professionnelle en France entre les XIXe et XXe siècles sont devenues des lieux de mémoire dans le sens qu’attribue Pierre Nora (14) à ces mots. Et les directeurs respectifs des deux établissements sont en train d’élaborer des projets divers avec leurs élèves pour s’assurer que cette histoire ne se perdra pas, mais deviendra partie intégrante du patrimoine personnel, non seulement du quartier mais de chaque élève qui aura fréquenté cet établissement hier ou qui le fréquente aujourd’hui.

Ainsi, tout comme les correspondances de Baudelaire, la pierre appelle la pierre et une synagogue renvoie à une autre; une histoire ou anecdote à d’autres histoires et ainsi de suite. Ces histoires circulent parmi les habitants et ex-habitants du quartier et deviennent ainsi monnaie courante. Tout le monde sait ce qui s’est passé au numéro 22 de la rue des Ecouffes le jour de la rafle du Vel d’Hiv alors que tous les habitants, dont 44 adultes et 22 enfants, ont été déportés pour ne jamais revenir. Même si aujourd’hui le bâtiment a été ravalé et porte un digicode, le dernier dimanche de chaque mois d’avril, à l’occasion de la journée nationale de la déportation, un petit cortège passe devant ce lieu et les yeux des passants s’y attardent un moment.

De la même manière, le restaurant-charcuterie de Jo Goldenberg est pour ainsi dire devenu un lieu de pèlerinage depuis l’incident d’août 1982: plusieurs morts et blessés dans un attentat. Une plaque commémore ceux et celles qui y ont perdu la vie et une cérémonie rappelle cet événement chaque année. Les traces de balles dans le bar et le plafond du restaurant restent, comme témoins silencieux du drame. Tous ces bâtiments recèlent donc des histoires: tous témoignent des divers vécus des groupes qui y ont habité, à travers les époques et tout comme il est dit dans le Qaddich, la prière pour les morts dans le culte juif: tant qu’on n’oublie pas ce passé, il restera vivant parmi nous.

L’EMPREINTE DU SOUVENIR

Si l’on parle de «correspondances» dans le sens baudelairien en ce qui concerne la pierre et tout ce qui est signe dans le quartier de la rue des Rosiers, c’est aussi vrai pour ce qui rappelle le souvenir individuel: une odeur, un goût, le son d’un chofar, d’un air, ou tout simplement d’une ambiance de rue un dimanche quand des Juifs de tout Paris descendent sur le quartier pour acheter des vivres et retrouver leurs anciens camarades d’école, ou celle de la veille de Yom Kippour quand traditionnellement des Juifs se rassemblent devant la synagogue le soir et papotent, se donnant des nouvelles des uns et des autres.

Comme l’a dit un ancien habitant: «Je vous ai dit que les pierres ne m’intéressent pas. Ce n’est pas tout à fait vrai; c’est le cadre de ma jeunesse, de mon enfance, c’est celui de mes parents, ce sont mes racines (…)• Mon père était un enfant de la rue des Rosiers et moi, je suis un petit-fils de la rue des Rosiers. Alors tout ça, ça compte: je ne peux pas y aller sans éprouver d’émotion quand je m’y promène (…) Si je ne pouvais plus m’y promener, j’aurais un manque tragique, terrible!» Achk, écrivain, anc. rédacteur en chef de la revue juive.

Mais dans ce quartier, empreint de souvenirs, la mémoire fonctionne autant dans les creux que dans les pleins. C’est-à-dire que même quand les anciens habitants du quartier disent que ce ne sont plus les mêmes odeurs, que les cornichons n’ont pas le goût d’autrefois, qu’ils ne se retrouvent plus dans l’ambiance actuelle, le fait même de comparer est une façon de tisser un pont entre le passé et le présent et, ainsi faisant, de réactualiser l’un à la lumière de l’autre.

Par ailleurs, comme dans tout quartier populaire – et la rue des Rosiers garde encore son côté populaire de par ses commerces et le «style» de fréquentation, même si les résidents actuels, particulièrement un certain nombre de commerçants, ne peuvent plus être qualifiés ainsi – beaucoup de commerçants et d’habitants circulent dans les rues du quartier fréquemment, restant des heures entières sur un coin de rue à observer l’activité qui s’y passe, ou s’y promènent régulièrement de façon non seulement à s’approprier physiquement un espace mais aussi à suivre au quotidien les changements au fur et à mesure qu’ils ont lieu. On peut trouver A. tous les jours au coin d’une rue ou d’une autre – habituellement il fréquente un lieu en particulier, puis au bout d’un an ou de quelques mois, en adopte un autre comme son territoire privilégié.

L’année où j’ai soutenu ma thèse, en 1986, c’était dans la rue des Rosiers même, devant le Pizza casher loubavitch, mais quand je suis retournée l’année dernière, il avait changé de lieu: il se trouvait maintenant à l’angle, juste face au restaurant-charcuterie Jo Goldenberg. Comme cela, A. a une emprise sur tout son quartier. Il ne peut pas arrêter les changements, mais il les voit se dérouler et il les commente.

De même, et tout comme la vieille dame dont parle Colette Petonnet dans Espaces habités (15), B Z. se promène dans le quartier de temps en temps quand une amie vient la sortir ou qu’un de ses enfants ou petits-enfants vient lui rendre visite. Et alors, Madame Z. observe et commente tous les changements de propriétaire, d’enseigne ou de raison sociale, ajoutant pour celui ou celle qui veut bien l’entendre, toute une généalogie du quartier: «Le boulanger est le fils du frère de Madame K., la vieille et Madame K. la jeune; celle d’aujourd’hui est la fille de la vieille». Un peu plus loin, elle montre du doigt une boucherie: «Le gros là, c’est le patron. Ce restaurant plus loin, c’est son beau-fils qui l’a acheté. La pâtisserie de l’autre côté, c’est la fille de l’autre boucher. Tu vois les deux épiceries là? Celle du bout de la rue, c’est son oncle. Ils se font concurrence». Même si elle ne peut pas arrêter le cours du temps, en le suivant, tout comme A., elle se donne l’illusion de le maîtriser.

Un autre phénomène qui lie le passé et le présent, une génération à une autre, Juifs achkenazes aux Juifs séfarades, est le fait que dans les discours de souvenirs personnels, les mêmes thèmes se répètent d’année en année. Si les anciens achkenazes parlent du «village», du «shtetl» qui n’existent plus, du sentiment de «chaleur» et «d’entraide» qui caractérise ce quartier plus particulièrement, les séfarades venus vingt, trente et quarante ans plus tard, dans d’autres circonstances, se servent des mêmes termes pour décrire leur quartier: «le village», le «mellah», «chaleureux», «tout le monde connaît tout le monde».

Et quelle que soit la particularité du parcours d’immigré dont le résultat a été l’implantation dans cette zone, les expériences générales de fuite, de déplacement plus ou moins forcé, de perte, de pauvreté et de pénurie, surtout durant les premières années et, souvent, à la longue, d’une éventuelle mobilité sociale qui entraîne parfois, mais pas toujours, une mobilité géographique hors du quartier, ces expériences là restent sensiblement les mêmes quelles que soient l’origine de l’immigré, l’année ou les circonstances de son arrivée.

Certes, tout quartier à forte implantation immigrée est pétri de mémoire, mais ce qui distingue la rue des Rosiers d’autres quartiers, qu’ils soient juifs ou immigrés tout court, c’est l’actualisation et la réactualisation continuelles de cette mémoire dans la personne des différents membres des groupes juifs qui y sont passés.

L’existence depuis 1986 d’une association: Les amis du 4e: le Pletzl (mot yiddish pour petite place, une des appellations du quartier dans les années 20 et 30), ainsi que la création de cartes postales et de pins du quartier par les habitants actuels et anciens du quartier illustrent bien la pertinence de ce désir de transmission.

La mémoire, comme la pain, se travaille. Dans le cas de la rue des Rosiers, elle est comme le petit bout de la pâte du pain au levain que tout voyageur ou hobo américain du début du siècle mettait de côté puisqu’elle contenait la levure nécessaire à faire lever une nouvelle miche de pain le lendemain. La mémoire dans le contexte de la rue des Rosiers n’est-elle pas comme ce petit bout de pâte qui contient l’essence de l’expérience juive en tant que telle et que l’on garde soigneusement pour assurer le lendemain?

BRODY. La rue des Rosiers ou la mémoire réappropriée. In: Espace, populations, sociétés, 1996-2-3. Immigrés et enfants d’immigrés. pp. 355-365;
doi : https://doi.org/10.3406/espos.1996.1761
https://www.persee.fr/doc/espos_0755-7809_1996_num_14_2_1761

 


NOTES 

(1) J’utilise le terme «Juif» dans son sens social le plus simple: tout homme ou femme qui se considère comme Juif.

(2) Voir thèse de 3e cycle: J. Brody. La rue des Rosiers: Espace urbain et identité juive, E.H.E.S.S., soutenue en juin 1986 sous la direction de Dominique Schnapper; et J. Brody. La rue des Rosiers: Une manière d’être juif. Paris: éditions Autrement, février 1995.

(3) Hassid, littéralement un homme pieux; le hassidisme est un mouvement fondé par Israe Baal Shem Tov en Volhynia et Podolia au XVIIIe siècle. Aujourd’hui il y a divers mouvements hassidiques dont le plus important en France est constitué par le hassidisme de loubavitch. Séfarade en hébreu veut dire «espagnol» et se réfère aux Juifs expulsés d’Espagne ou du Portugal à la fin du XVe siècle. Ils parlent le judéoespagnol. Aujourd’hui en France, le terme englobe aussi les Juifs du Maghreb qui parlent le judéo-arabe. Achkenaze veut dire «allemand» en hébreu et désigne les Juifs originaires de l’Europe de l’Est et du Nord-Est de la France: leur langue maternelle est d’habitude le yiddish, un mélange d’hébreu et d’allemand, contenant quelques mots de russe et de polonais.

(4) Shtetl, de l’allemand; traditionnellement les petites bourgades étaient les bastions de la culture juive en Europe de l’Est. Mellah: le ghetto ou quartier juif en Afrique du Nord.

(5) Selon Michel Roblin le terme «juiverie» n’est pas synonyme de «ghetto» et n’a aucun sens péjoratif. Il trouve son parallèle dans le terme «verrerie» ou «poissonnerie» qui désignait un quartier où habitait ou était astreint un corps de métiers ou un peuplement particulier.

(6) Anchel, R., janvier 1940. «The early history of the Jewish Quarters in Paris, dans Jewish Social Studies. vol. 2, n° 1, pp. 56 et suivantes.

(7) D.H. Weinberg. Les Juifs à Paris de 1933 à 1939. Paris: coll. «Diaspora», Calmann-Lévy, 1974, p. 22.

(8) A. Billy avec la collaboration de M. Twersky. Le Fléau du savoir. Paris: Pion, 1951, p. 164.

(9) M. Halbwachs. La mémoire collective. Paris: PUF, 1968 et A. Leroi-Gourhan. Le geste et la parole: la mémoire et les rythmes. Paris: Albain-Michel, 1965, pp. 24 et suivantes. L’approche de ces deux auteurs ont amplement nourri ma pensée.

(10) Péot, «des coins», des pattes ou «rouflaquettes» que les Juifs orthodoxes laissent pousser en accord avec leur interprétation d’un verset de la Bible (Lév. 1927). Kippah petit couvre-chef rond porté surtout par les hommes par respect du Dieu.

(11) Toutes les citations sont tirées d’entretiens faits entre le printemps 1976 et l’hiver 1985 à l’occasion du travail de terrain pour le doctorat ci-dessus mentionné.

(12) Didot-Bottin. L’Annuaire almanach du commerce de Paris 1886. Ces chiffres ont été constitués avec l’aide de cet Annuaire almanach et la mémoire des habitants les plus anciens ainsi que plus récemment par un inventaire effectué par le chercheur elle-même.

(13) M. Roblin. Les Juifs de Paris. Paris: Editions A. & J. Picard & Cie., 1952.

(14) P. Nora. Les lieux de mémoire: La République, tome I. Paris: Gallimard, 1984, p. xxv.

(15) C. Petonnet. Espaces habités. Paris: Galilée, 1982; pp. 26-27.

BIBLIOGRAPHIE

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