Dans la pensée ‘hassidique, joie et amertume s’opposent et se complètent à la fois. Si le Rabbi de Loubavitch affirme qu’en notre génération, seule la joie doit guider notre service divin, il a aussi exprimé maintes fois le cri douloureux du « Jusqu’à quand ? » face à l’exil persistant. Comment comprendre cette apparente contradiction ?

 

LA JOIE ET L' »AMERTUME »

D’un côté, le Rabbi dit que « de nos jours nous n’avons pas la force pour le sujet de l’amertume etc., et donc… c’est précisément à travers la joie ». D’un autre côté, le Rabbi a suscité de nombreuses fois le cri « Jusqu’à quand ? » avec amertume, et en particulier le célèbre discours de Pourim Katan sur « écrasées pour l’éclairage » – comment concilier ces propos ?

Dans la ‘Hassidout il est expliqué en plusieurs endroits la différence entre la tristesse et l’amertume.

L’amertume est le résultat d’une vision objective d’un manque. Quand une personne s’examine elle-même et identifie un manque qu’elle a dans un certain domaine, cette connaissance suscite en elle une douleur. Cette douleur ne l’empêche pas de se réjouir d’autres choses dans lesquelles elle ressent de la plénitude, et ne la dérange pas pour remercier Dieu pour le bien qui lui est accordé.

La tristesse, en revanche, est un sentiment de vide, de néant et de manque de vitalité, dont la racine se trouve dans l’âme animale en nous, et elle est négative par essence. La tristesse découle d’un regard sur la réalité du point de vue de l’âme animale, concentrée sur elle-même, et le sentiment qu’elle crée n’est pas authentique.

Un exemple de la différence entre tristesse et amertume peut être trouvé dans la façon dont une personne réagit à un comportement incorrect envers les autres ou envers elle-même. Certains développent de sévères sentiments de culpabilité qui les mènent à une tristesse intérieure et à la pensée qu’ils sont irrécupérables et n’ont aucun moyen de réparer ce qu’ils ont fait. Ils se torturent et sombrent peu à peu dans la tristesse et la dépression, jusqu’à errer comme des malheureux solitaires dans le monde.

Au fond, ils ne pensent pas du tout à l’impact de l’acte qu’ils ont commis mais à eux-mêmes. On peut le voir clairement dans les cas où ils ont blessé quelqu’un d’autre – une telle personne n’est pas du tout préoccupée par les sentiments de la personne blessée et n’essaie pas de l’apaiser. Tout ce qui la tracasse se résume à la question : « Comment ai-je pu faire ça ?? ». Sa valeur personnelle à ses propres yeux s’est effondrée, ce qui la mène au désespoir et à la tristesse.

De tels sentiments sont destructeurs : ils font que la personne est absorbée par le problème et ne lui permettent pas d’avancer et de réparer. Certains deviennent « dépendants » de ces sentiments et sous leur influence, ils déclinent spirituellement et émotionnellement.

UNE DOULEUR QUI MÈNE À LA RÉPARATION

En revanche, quand une personne regrette sincèrement son acte et ressent une véritable douleur à cause de ce qu’elle a fait et du tort causé à autrui, la douleur ne la déprime pas mais la mène vers la réparation et le changement. Certes, l’échec la brûle et lui fait mal, mais elle ne se focalise pas sur le dommage causé à sa propre image. Au contraire, son souci principal est dirigé vers le manque créé par l’impact de son acte, et elle cherche des moyens de réparer ce qu’elle a abîmé et de combler le manque créé. La faille peut concerner les aspects entre l’homme et son prochain ou entre l’homme et Dieu. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le résultat de ses actes qui perturbe sa tranquillité et non son expérience personnelle et sa valeur propre qui a été entachée.

De tels sentiments suscitent chez la personne une énergie intérieure pour réparer ce qui peut l’être, se repentir et demander pardon à Dieu (ou à celui qu’elle a blessé) pour ce qui ne peut être changé. De cette façon, au final elle grandira vers un endroit meilleur et plus joyeux, et il y aura « un avantage de la lumière sur l’obscurité ».

Et en effet, par providence divine, selon la répartition de l’étude quotidienne du Tanya, nous étudions en ces jours d’Adar les chapitres du Tanya qui traitent de la joie et des moyens d’y parvenir. Et dans ces mêmes chapitres où l’Admour Hazaken explique le mérite de la joie, il souligne aussi le rôle du « travail d’amertume », c’est-à-dire l’amertume de l’homme sur sa situation spirituelle dans le service divin, et son impact important sur lui.

C’est ce qui ressort aussi des propos du Rabbi Rachab qui définit dans ses discours l’amertume comme un sujet de « vitalité ». L’amertume est une expression de « vitalité » et la joie aussi est une question de « vitalité ».

NOUS N’AVONS PAS LA FORCE POUR L’AMERTUME

Cependant, le Rabbi souligne dans ses allocutions qu’aujourd’hui le service divin doit se faire uniquement dans la joie, et dans le célèbre discours « Toujours sur ses lèvres » (5746), il établit explicitement que le travail d’amertume dans la techouva « n’est pas pertinent en cette dernière génération, à l’ère des talons de Machia’h, car de nos jours nous n’avons pas la force pour le sujet de l’amertume etc., et nous avons besoin d’un renforcement et d’un encouragement supplémentaires etc., c’est pourquoi de nos jours le travail de techouva se fait précisément dans la joie ».

Certains demandent, comment cela s’accorde-t-il avec le fait que le Rabbi a suscité de nombreuses fois le cri intérieur « Jusqu’à quand ? » qui découle de l’amertume. Et en particulier avec ce qui est expliqué dans le célèbre discours « Et toi, tu ordonneras » (dans le recueil de Pourim Katan 5752), où le Rabbi explique longuement comment précisément « écrasées pour l’éclairage » – du fait que l’homme devient « écrasé », brisé et bouleversé qu’il n’y ait pas encore une révélation divine complète dans le monde – se révèle la « lumière » dans le monde, qui est l’essence.

Et peut-être faut-il l’expliquer ainsi : il faut distinguer entre le travail d’amertume dans la techouva, qui n’est pas pertinent en cette génération (comme explicité dans le discours de 5746 susmentionné, qui traite des différents types de travail de techouva, et indique que nous sommes la veille de Chabbat après midi, un temps lié à la techouva supérieure qui se fait précisément dans la joie), et l’amertume et le cri sur l’exil, qui font partie du service – désirer la Délivrance et la vivre.

Le travail de techouva aujourd’hui doit se faire uniquement dans la joie, mais quand on parle d’un monde où il y a exil et dissimulation, on ne peut accepter la situation présente, et il faut crier et demander une révélation divine.

Et c’est ainsi aussi quand un Juif veut parvenir à une délivrance personnelle : parfois une personne est entravée dans une habitude négative, et bien qu’elle comprenne que cette habitude lui nuit et l’empêche d’avancer et de remplir sa mission dans le monde – elle n’arrive pas à s’en libérer, et c’est précisément le cri de douleur (non comme partie du travail de techouva, mais comme désir de briser l’exil intérieur) – qui lui permet de se libérer de cette habitude et d’ouvrir son cœur à une vraie joie.

UNE JOIE QUI TRANSFORME

Bien sûr, il faut veiller à ce que la douleur et le dégoût de la situation donnée ne restent pas tels quels : un tel état pourrait, à Dieu ne plaise, se développer jusqu’à un dégoût de soi-même. Pour que la douleur soit vraiment le réceptacle qui apportera une vie nouvelle, libre et joyeuse, il faut la canaliser dans la bonne direction, à l’aide de la compréhension qu’il y a en nous une plénitude essentielle, une partie de Dieu d’en haut littéralement, qui a une valeur divine infinie. Seulement, pour révéler la plénitude – nous devons nous libérer de l’endroit « bloquant » et perturbateur.

Pour réussir le processus, il faut une juste contemplation de la réalité et diriger l’attention vers le lien éternel avec le Créateur. Comme il est écrit dans le Tanya au chapitre 29 (qui traite du service comportant un « battage ») : que « grâce à cela, cela aidera à son âme divine à éclairer ses yeux dans la vérité de l’unité de la lumière du Ein Sof par une vision sensible et non seulement par l’ouïe et la compréhension… car c’est la racine de tout le service… ».

Et ainsi aussi dans une perspective plus générale : d’un côté il y a encore des sujets indésirables qui suscitent douleur et peine sur les restes de l’exil, que ce soit l’exil au sens propre ou l’exil intérieur dans des « Égyptes » intérieures dans le service divin, et d’un autre côté nous devons toujours nous souvenir que le Rabbi a proclamé et nous a annoncé que nous sommes à la veille de la Délivrance véritable et complète, et nous devons « vivre » la Délivrance dès maintenant, voir la Divinité et la Providence individuelle en toute chose avec un regard élevé et confiant.

L’amertume et la douleur sur les restes de l’exil ne sont pas en contradiction avec la grande joie qui doit régner pendant les soixante jours du mois d’Adar, grâce à laquelle sont annulés tous les sujets indésirables, et en particulier à l’approche de « Pourim Katan », dont il est dit « ce petit deviendra grand », et dont la vertu est d’inverser tous les sujets indésirables – « venahafokh hou » – en bien visible et révélé.