En attendant de rencontrer le Rabbi : Its’hak Rabin (assis au centre), à l’époque ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, attend d’être reçu par le Rabbi à son quartier général de Brooklyn. Assis à droite se trouve le secrétaire du Rabbi, Rav Hodakov. Debout (de gauche à droite) : les rabbins Abraham Shemtov, Shlomo Cunin et Moché Hecht, et l’auteur de cet article, Yéhouda Avner.


Yéhoudah Avner, diplomate israélien, fut l’assistant et le conseiller de quatre premiers ministres israéliens (Golda Méir, Its’hak Rabin, Menahem Begin et Chimon Peres) et ambassadeur d’Israël en Irlande et en Australie.

 

Itsh’ak Rabin était un agnostique invétéré, et timide à l’excès. C’est pour cela qu’en ce jour de printemps en 1972 où il dut longuement attendre son entrevue avec le Rabbi de Loubavitch au 770 Eastern Parkway à Brooklyn, il était passablement tendu.

Sa gêne était d’autant plus apparente qu’il se tenait parmi une multitude d’hommes barbus qui s’affairaient autour de lui, tous identiquement vêtus de redingotes et de chapeaux noirs et tous pareillement indifférents à la peinture craquelée, au lino fissuré et à l’indéfinissable odeur qui régnait dans cet édifice de style Tudor qui abritait le quartier général du mouvement Loubavitch mondial.

Itsh’ak Rabin était à l’époque ambassadeur d’Israël à Washington et son président, Zalman Shazar, lui avait demandé de transmettre en personne ses vœux au Rabbi de Loubavitch, Rabbi Mena’hem Mendel Schneersohn, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. Il était donc là, avec sa kippa de bar-mitsva bleue et or précairement perchée sur sa tête qui lui donnait un air de touriste dans un pays exotique.


Lorsqu’il fut enfin introduit dans le sanctuaire, le visage du Rabbi rayonnait. C’était un visage angélique, à moitié recouvert d’une barbe grise et couronné du célèbre Borsalino, qui lui conféraient l’impression d’une citadelle protégeant l’esprit des invasions négatives.

Mais ce qui marqua le plus Rabin, ce furent les yeux du Rabbi. Leur teinte était celle de l’azur des mers profondes, intense et engageante, exhalant sagesse, conscience, bonté et fraternité. Cependant, comme je devais l’apprendre plus tard, ces yeux pouvaient virer au gris menaçant d’un ciel de plomb.

C’étaient là les yeux de quelqu’un qui pouvait voir le mystère à travers l’évidence, la poésie à travers le trivial et les questions capitales dans les petites choses. Des yeux qui fascinaient les croyants au point de susciter en eux le bonheur, la joie, et l’abnégation – choses qui paraissaient folles au très cartésien, l’inébranlable laïc, Itsh’ak Rabin.

Il s’entretint principalement avec le Rabbi des affaires de Washington mais lorsque le sage évoquait des sujets plus célestes comme la Torah, l’éternité et le devenir spirituel, les yeux de l’ambassadeur devenaient vitreux. Ce genre de dogmes était trop impénétrable pour cet austère soldat, ce vétéran du Palmah, pour qui la réalité était un phénomène physique et non une merveille métaphysique.

Il était cependant impressionné. En sortant, il me confia « Cet homme sait mieux ce qui se passe en Israël que la plupart des députés de la Knesset. »

Le président Shazar fut heureux des nouvelles qu’il eut de cette rencontre. Dans sa prime jeunesse, celui-ci avait été élevé dans la tradition Loubavitch et, au crépuscule de sa vie, il exultait de redécouvrir son enchantement de jadis, comme la gemme oubliée d’un joyau brisé.

Lors de ses rares visites à New York, Zalman Shazar, faisant fi du protocole diplomatique, préférait se présenter devant le Rabbi à Brooklyn comme le ferait un disciple, plutôt que de solliciter que ce soit le Rabbi qui lui rende visite au Waldorf Astoria comme il eut été seyant à un chef d’État. Cette attitude souleva la colère de certains membres du gouvernement israélien et de la presse, ce qui exaspéra Zalman Shazar. Ainsi, quand, un soir de Pourim, il roulait en direction du 770 dans sa limousine encadrée par des motards de la police new-yorkaise toutes sirènes hurlantes, il s’exclama « Mais que me veulent-ils au pays ?! Je suis peut-être le président d’Israël, mais je suis aussi un simple ‘hassid qui rend visite à son Rabbi. Qui peut objecter à cela ? »

Quelques temps plus tard, par une douce journée de juillet 1977, Menahem Begin dut affronter la même situation. Un journaliste à l’épaisse tignasse et en costume bouffant lui demanda effrontément « Vous êtes le nouveau premier ministre d’Israël, pourquoi êtes-vous donc venu chez le rabbin Schneersohn ? Le protocole exige certainement que ce soit lui qui vienne vers vous. »

Cette altercation eut lieu sur le seuil du quartier général de Loubavitch où le Rabbi accueillait M. Begin au dans un embrasement de flashes photographiques. « Pourquoi, vraiment ? » commença le premier ministre, l’air détendu. « Une bonne question… »

Et alors, avec un air extrêmement déférent, il poursuivit « Je suis venu ici car je suis en route pour Washington où je vais rencontrer le président Jimmy Carter pour la première fois. Il est donc naturel que je vienne chercher la bénédiction d’un grand sage du peuple juif. Rabbi Schneersohn est l’une des plus importantes personnalités juives de notre temps. Son statut est unique dans notre peuple. Donc, oui, certainement, ses bénédictions me renforceront alors que j’entame une mission de la plus haute importance pour notre futur. »

« M. le rabbin souhaite-t-il commenter cette réponse ? » demanda le reporter.

« Seulement pour réitérer toutes mes bénédictions, répondit le Rabbi. Et pour ajouter que je considère la visite du premier ministre, non pas comme une manifestation d’honneur envers moi, mais comme une marque de reconnaissance de l’œuvre du mouvement Loubavitch en faveur de la diffusion de l’amour de D.ieu et de Sa Torah auprès de nos frères juifs, où qu’ils se trouvent. »

Les deux hommes, amis de longue date, s’enfermèrent pour une bonne heure, au terme de laquelle M. Begin informa Rabbi Schneersohn que je reviendrais à New York après notre séjour à Washington pour l’entretenir des discussions de la Maison Blanche.

Ainsi, c’est cinq jours plus tard que je me retrouvais seul avec le Rabbi dans son bureau lambrissé avec son mobilier simple et d’un autre âge. Des tomes du Talmud et d’autres épais volumes écornés par l’usage s’alignaient sur ses étagères, évoquant des siècles d’érudition et de débats menés par des générations de Juifs en kippa se balançant, psalmodiant et jouant du pouce, habitants d’un monde où les étudiants n’étudient pas et les enseignants n’enseignent pas, car tout le monde apprend.

Nous conversâmes en hébreu. Celui du Rabbi était classique, le mien moderne. Et, à mesure qu’il analysait méthodiquement mon compte-rendu des évènements de Washington, son expression d’autorité naturelle s’approfondissait sur son visage. Elle provenait d’un niveau de l’être qui dépasse l’entendement. C’était en lui : quelque chose qu’il possédait dans son âme, quelque chose qui lui avait été donné sous les châtaigniers et les érables de Brooklyn plutôt que sous les peupliers et les pins de Jérusalem – où, mystérieusement, il n’avait jamais séjourné.

La présentation, l’interrogation et la clarification avaient pris près de trois heures. Il était deux heures du matin passées et j’étais épuisé. Le Rabbi, plein d’entrain et de vigueur, me demanda de transmettre ce message à M. Begin : « En maintenant à la Maison Blanche votre position ferme au sujet d’Erets Israël, vous avez donné de la force à tout le Peuple Juif. Vous avez réussi à sauvegarder l’intégrité d’Erets Israël tout en évitant une confrontation avec les États-unis. C’est là la véritable qualité d’homme d’état juif : direct, courageux, sans prétention, mais jamais sur la défensive. Soyez fort et courageux. »

Il dicta cela d’une voix douce, mais enflammée.

Puis, tout à fait détendu, il fit une tente des ses doigts fins, me regarda droit dans les yeux, et me dit avec un sourire étonnamment doux, « Vous nous rendez visite si souvent et vous êtes manifestement si proches de nous. Pourquoi n’êtes-vous jamais devenu un hassid Loubavitch ? »

Je m’assis au fond de mon siège, abasourdi par cette franchise. C’était vrai. C’était probablement ma troisième ou ma quatrième rencontre avec le Rabbi. Au fil des ans, j’étais devenu un agent de liaison officieux entre plusieurs premiers ministres israéliens et le Rabbi de Loubavitch.

J’ai avalé ma salive et murmuré « C’est peut-être parce que j’ai rencontré tellement de gens qui confèrent au Rabbi des pouvoirs que le Rabbi ne s’attribue pas lui-même. »

Alors même que je parlais, j’ai réalisé que j’avais trop présumé. Je pouvais entendre ma voix s’estomper

Les sourcils du Rabbi se froissèrent et ses yeux bleus et profonds se grisèrent de tristesse. Doucement, il répondit, « yech kanireh anochim hazekoukim lekobayim – Il y a manifestement des gens qui ont besoin de béquilles. »

Un long et prégnant silence s’ensuivit. Peut-être que ses fils secrets de perception et de communication étaient en train de sonder mes pensées, car ce qu’il dit ensuite répondit aux questions que je me posais intérieurement.

Soulevant sa paume dans un geste rassurant et avec un sourire encourageant, il dit « Laissez-moi vous dire ce que j’essaie de faire. Supposez que vous regardiez une bougie. Ce que vous voyez n’est qu’un simple bloc de cire parcouru par une mèche en son milieu. À quel moment la cire et la mèche deviennent-elles une bougie ? Ou, en d’autres termes, quand accomplissent-elles ce pour quoi elles ont été créées ? Lorsque vous mettez une flamme sur la mèche, c’est là que la bougie devient une bougie. »

Alors qu’il parlait, sa voix se marqua d’une cadence à la manière d’un talmudiste qui se plonge dans son texte, si bien que ce qu’il dit ensuite paraissait un chant : « La cire est le corps, et la mèche est l’âme. Allumez l’âme avec le feu de la Torah et quelqu’un accomplira alors le but pour lequel il ou elle a été créé. Et c’est ce que j’essaie de faire : allumer les âmes de notre peuple avec le feu de la Torah. »

Une sonnette avait retenti à intervalles réguliers, indiquant que d’autres attendaient leur entrevue. Alors je me suis levé et j’ai pris congé, m’arrêtant à la porte pour demander : « Ma bougie, le Rabbi l’a-t-il allumée ? »

« Non, répondit-il, serrant ma main. Je vous ai donné l’allumette. Vous seul pouvez allumer votre bougie. »