par Nissan Mindel  – Extrait du livre  » Les grands de notre Peuple » aux Editions Kehot France

Imaginons un visiteur étranger flânant dans les rues étroites et sombres de Prague bordées de constructions vétustes. Imaginons-le traversant le pont qui enjambe la Moldau. Il ne manquera pas de percevoir cette spiritualité particulière qui imprègne toute l’atmosphère. Car la ville est ancienne. Une vieille tradition juive locale nous dit même qu’elle fut ceinte d’une muraille au temps de Josué bin Noun (raison pour laquelle, soit dit en passant, il est d’usage à Prague de lire la Méguila également à Chouchane Pourim, le 15 Adar ; sans bénédiction, bien entendu). Ce sentiment s’accroît à mesure que le visiteur se rapproche de Meislova Ulica, le cœur de ce qui fut jadis le Ghetto, avec sa grande et légendaire Synagogue, célèbre par son architecture singulière et l’extraordinaire richesse de ses matériaux.

Un grand nom

Le nom le plus prestigieux qui se présente à l’esprit de tout Juif dès qu’on évoque Prague est celui du Maharal, Rabbi Yéhoudah Levaï, fils de Rabbi Betsalel. Une statue élevée à sa mémoire et une rue portant son nom témoignent jusqu’à ce jour de l’hommage qu’a tenu à lui rendre même le monde non juif où l’on avait coutume de l’appeler « Der hohe Rabbi Loew » (l’exalté rabbin Loew).

Le nom du Maharal nous ramène au XVIe siècle, ce grand siècle de l’histoire. Les structures austères du Moyen Âge étaient battues en brèche et l’on croyait fermement à l’avènement de « l’Âge Nouveau ». Moins de cent ans s’étaient écoulés depuis que Colomb avait découvert le nouveau continent, et l’on allait de découverte en découverte. En Italie la Renaissance célébrait ses innombrables victoires et son esprit se répandait aux quatre coins de l’Europe. Philosophes, savants et poètes voyaient s’étendre leur influence jusque dans les cours royales, y compris celle de Rodolphe, roi de Bohême.

Que toutes ces lumières rendissent l’humanité meilleure, beaucoup y crurent, encore que cela fût plus que douteux. Il suffisait pour s’en convaincre de considérer, dans cette vaste fresque qu’est l’histoire, le coin plein d’ombre réservé aux Juifs. Il ne reflétait, hélas, qu’agressivité foncière et ni l’intelligence, ni la culture n’arrivaient à masquer les mauvais instincts enracinés dans l’homme.

L’Inquisition poursuivait son œuvre démoniaque et étendait ses méfaits jusqu’au Portugal. En effet, non contente d’expulser les Juifs fidèles à la foi de leurs ancêtres, elle les traquait jusque dans le pays voisin. Et si une lueur d’espoir venait d’Orient, de Constantinople plus précisément, plus à l’ouest en Europe le tableau demeurait fort sombre. Même dans une capitale éclairée comme l’était Prague, le « libellé du sang » accusant les Juifs de tuer les enfants chrétiens pour les besoins de la fête de Pessa’h était presque à l’ordre du jour. L’expulsion, la torture, l’oppression arbitraire, étaient autant de menaces suspendues, telle l’épée de Damoclès, au-dessus des têtes de tous ceux qui formaient la vieille communauté israélite de cette grande ville.

Ce qui est extraordinaire, c’est que cela n’empêcha pas l’éclosion d’esprits parmi les plus éminents de notre histoire juive. Le RaMa (Rabbi Moché Isserlès), le MaHaRaChaL (Rabbi Chlomo Louria) et le MaHaRaL en sont quelques-uns.

L’enfance de Perla

Comme nous le disions plus haut, le nom du Maharal est presque universellement connu et intimement lié à la ville de Prague. Cependant, par une injustice du sort dont l’histoire offre de nombreux exemples, on connaît beaucoup moins sa femme Perla qui fut la fille du riche érudit Chmouel Reich. L’histoire de sa vie présente plus d’un point commun avec celle de Rabbi Akiba et sa femme Rachel. Histoire peu commune en vérité, même considérée dans la perspective de l’époque où elle vécut.

Perla naquit en 5276 (1516). Dès l’enfance, tout en elle annonçait la brillante jeune dame qu’elle devait devenir par la suite. L’influence de son père s’étendait jusqu’à la famille royale, et il ne se fit pas faute d’en user chaque fois que la situation de ses frères persécutés le requit.

Le père de Maharal, Rabbi Betsalel, fut lui aussi un éminent érudit. Il était toutefois fort pauvre. Le jeune Yéhoudah montra très tôt des dons intellectuels exceptionnels. À l’âge de sept ans, sa précocité était telle qu’il pouvait soutenir, en matière de Torah, des discussions avec les plus grands érudits qui fréquentaient la maison paternelle.

La situation matérielle très précaire de Rabbi Betsalel lui commandait de marier rapidement ses enfants. Il se mit en quête de familles respectables et aisées qui seraient disposées à pourvoir aux besoins de ses fils pendant leur période d’étude à la yéchivah et, au besoin, après leur mariage.

Les fiançailles

Quand le Maharal eut dix ans, ses fiançailles avec Perla, âgée de six, eurent lieu. Bien qu’elle ne fût encore qu’une enfant, cette dernière eut aussitôt l’intuition du génie extraordinaire de son fiancé et résolut de faire tout son possible pour se rendre intellectuellement digne d’un tel époux.

À douze ans, Yéhoudah fut envoyé à Przemysl, en Galicie, à la yéchivah de Rabbi Jacob Pollak où les érudits remarquables étaient seuls admis. Il y resta quatre ans, jusqu’au départ de son maître. Le Maharal erra alors de ville en ville, poursuivant ses études durant deux ans encore. Puis il revint à Prague. Chmouel Reich, son beau-père, désireux de voir unir les deux fiancés, promit alors au jeune homme de pourvoir à tous les besoins du couple, ce qui permettrait à Yéhoudah de continuer ses études à la yéchivah. Perla avait alors quatorze ans. Ne se doutant pas des efforts accomplis secrètement par elle en vue d’acquérir une culture très poussée en matière de Torah, son fiancé fut à la fois stupéfait et ravi de constater avec quelle pertinence elle était capable de discuter avec lui de questions où il doutait qu’elle pût le suivre.

L’homme propose…

Le mariage devait être célébré sans retard. Mais les circonstances ne s’y prêtant guère, force fut de le différer et le Maharal partit poursuivre ses études pour une période d’environ quatre ans. Il alla à Posen où se trouvait la yéchivah de Rabbi Yits’hak Clover de Worms. D’étudier sous la direction de ce grand érudit lui donna tant de satisfaction qu’à l’expiration des quatre années prévues, peu enclin à quitter un tel maître, il écrivit à sa fiancée et à son beau-père. Et il obtint d’eux de prolonger de trois ans encore son séjour à Posen.

Avant de quitter ces derniers, il avait établi à l’usage de sa fiancée un programme d’études ; elle avait promis de s’y conformer assidûment et elle tint sa promesse tant que dura l’absence du jeune homme.

Au cours des trois années supplémentaires qui séparèrent les fiancés, Chmouel Reich perdit sa fortune. Il fut contraint de vendre tout ce qu’il possédait afin de payer ses dettes. Il en informa le Maharal et lui expliqua qu’étant donnée l’impossibilité où il se trouvait, lui Chmouel Reich, de faire face à ses engagements vis-à-vis du jeune couple, Yéhoudah pouvait se considérer libéré des siens à l’égard de Perla et que, désormais sans liens, rien ne s’opposait à ce qu’il épousât une autre jeune fille qu’elle.

La réponse du fiancé ne se fit pas attendre. Elle fut digne de lui. Il écrivit que le changement dans la situation financière du beau-père n’affectait en rien ses plans et qu’il était décidé à épouser Perla, à moins qu’elle ne fût pas disposée à attendre son retour.

La vaillance de Perla

Que l’érudition ne la rebutât point, cette dernière en avait donné plus d’une preuve. Ce n’était pas cependant l’unique corde à son arc. Elle avait un sens pratique extrêmement développé. Mise en présence des graves revers de fortune qu’avait subis son père, elle ouvrit à Prague une boutique d’alimentation. De ce commerce elle put retirer suffisamment de profit pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses parents.

En 5303 (1543) la guerre éclatait en Bohême, entre Prague et les villes voisines. Le Maharal vint retrouver sa famille et sa fiancée. Elle et lui étaient âgés respectivement de vingt-huit et trente-deux ans. Encore une fois une grande surprise attendait le jeune homme : les progrès extraordinaires accomplis par sa fiancée en matière de Torah pendant sa longue absence.

Le mariage est enfin célébré
Le retour du Maharal et son entrée dans la famille signifiaient aussi pour Perla une bouche de plus à nourrir. Car elle entendait s’opposer à tout ce qui pouvait compromettre ou entraver les études de son mari. Ses responsabilités se faisaient ainsi plus lourdes. Mais que leur importait d’être pauvres ! Ils étaient heureux de vivre ensemble absorbés, lui par l’étude, elle par son travail. Elle trouvait d’ailleurs le temps, une fois sa journée terminée, de se plonger dans la lecture des ouvrages sur la Torah.

La guerre faisait rage. On se battait de plus en plus près de Prague. Un jour un soldat armé entra dans la boutique de Perla. Il demanda à celle-ci une certaine quantité de pain et de produits alimentaires qu’il chargea sur sa voiture. Quand Perla voulut se faire payer, le soldat lui déclara tout bonnement qu’il n’avait pas d’argent. La jeune femme expliqua avec douceur que son commerce était sa seule ressource et qu’il lui permettait de gagner tout juste sa vie et celle de sa famille. Le militaire ne manquait ni de cœur, ni de raison. Les paroles de Perla l’émurent. Il lui demanda d’accepter en gage une tunique toute brodée et ajouta : « Si dans les deux ou trois jours qui viennent je ne me serais pas acquitté de ma dette, cet habit vous appartiendra. »

Le trésor inattendu

Beaucoup de jours passèrent et le soldat ne revint pas. « En période de guerre, dit le Maharal, nombre de personnes dissimulent leurs joyaux dans de tels habits. Si on y regardait un peu ! » Perla défit la couture de la tunique. Comme son mari l’avait prévu, une grande quantité de pierres précieuses y étaient cachées.

La famille attendit encore. Beaucoup d’autres jours passèrent et toujours point de soldat. Encore si l’on pouvait retrouver sa trace ! Mais il avait disparu sans qu’on ne sût rien de lui ni de ses proches. Le précieux habit revenait de droit à Perla.

Cette chance inespérée rétablit la situation matérielle de la famille. Chmouel Reich pouvait songer à se remettre dans les affaires. La guerre terminée il fut chargé de s’occuper de la reconstruction des nombreux immeubles détruits ou endommagés. Il s’attela à sa tâche et s’en acquitta à l’entière satisfaction de ceux qui la lui avaient confiée et, grâce aux excellents émoluments qu’il en retira, retrouva l’aisance financière perdue. D’une main généreuse, il distribua alors l’argent aux œuvres charitables. Enfin, il fut pressenti pour la fonction de chef de la communauté juive de Prague.

Une femme exemplaire

Quant au brillant Maharal, il pouvait désormais poursuivre ses études, débarrassé du souci que lui donnait la conscience d’être à charge de sa femme. Même Perla, dont le fardeau se trouvait considérablement allégé, avait maintenant la possibilité de consacrer de longues heures par jour à son instruction. Quotidiennement, son mari lui donnait une leçon. Ensemble ils étudiaient non seulement la Guémara, mais aussi l’éthique et la métaphysique.

Perla avait coutume de dire que depuis l’âge de huit ans elle n’avait pas laissé passer un jour sans accorder au moins cinq heures aux études. Quand plus tard elle épousa le Maharal et que diverses communautés prirent l’habitude de lui soumettre leurs problèmes, c’est l’épouse érudite qui lisait à son mari ces lettres et rédigeait ses réponses. On raconte qu’elle releva pas moins de huit erreurs dans les écrits du Maharal, que ce fussent des citations inexactes d’après les Sages ou d’après Rachi. Lui se réjouissait que ce fût à elle qu’il dût ces rectifications, et il louait ses mérites. Il avait l’habitude de lui appliquer cette citation : « Beaucoup de femmes ont œuvré brillamment, mais toi tu les as toutes surpassées ! »

Perla donna à son mari un fils, Betsalel, et trois filles, Reichel, Tilla et Reyalino. Après cela, aucun événement saillant de sa vie ne nous est parvenu. Il serait toutefois inexact de dire qu’elle se contenta de vivre heureuse jusqu’à la fin de ses jours. Car la vie du Maharal devait connaître après cette période ses moments les plus agités et ses développements les plus dramatiques, alors qu’il s’était fixé pour de bon à Prague comme rabbin de la communauté israélite.

Perla, comme nous la connaissons, ne pouvait que jouer un rôle vital dans toutes ces conjonctures. Elle fut un exemple vivant pour les femmes juives de tous les temps, particulièrement pour la génération qui suivit la sienne et qui vit s’épanouir des personnalités remarquables, aussi bien masculines que féminines.

L’un des descendants de cette femme exceptionnelle devait, être, six générations plus tard, Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, auteur du « Tanya » et de son « Choul’hane Aroukh ». Celui-ci donna naissance à la lignée des Rabbis de ‘Habad-Loubavitch, jusqu’au Rabbi actuel.

 


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