Le Rav Haim Yehuda  Krinsky a occupé divers postes au sein du personnel administratif du mouvement Loubavitch depuis 1954, et comme secrétaire personnel du Rabbi (avec le Rav Yehuda Leib Groner et le Rav Binyomin Klein). Aujourd’hui, le Rav Krinsky est parmi les figures les plus influentes du mouvement Loubavitch.

La première fois que mon chemin croisa celui de la Rabbanit, c’était dans les années 5700 (1940).
Je suis arrivé de Boston à New York en 5706 (1946) afin de poursuivre mes études à la Yechiva Tom’hei Temimim, situé à l’angle de Bedford Avenue et
Dean Street, à Bedford Stuyvesant. A l’occasion des fêtes ‘hassidiques, tels que Youd Teth Kislev ou Youd-Beit Tamouz, le Rabbi précédent organisait
des farbrenguens au 770, dans la salle à manger du deuxième étage.

Environ une heure avant le farbrenguen, les adultes et les jeunes étudiants de Yechiva s’alignaient le long des deux escaliers menant à l’étage – nous les appelions « marches métalliques » et « marches en bois » – dans l’espoir de pénétrer dans la salle ou, tout au moins, pouvoir y jeter un coup d’oeil.
Arrivait le moment où les portes de la salle s’ouvraient, laissant le passage aux plus anciens des ‘Hassidim. Il y avait, autour de la table, une vingtaine de sièges et le reste de l’assistance demeurait debout.

Cependant, à un moment, la porte se refermait, car la climatisation n’existait pas à l’époque et il fallait éviter que l’atmosphère surchargée soit préjudiciable à la santé du Rabbi précédent.

Je n’avais aucun espoir d’entrer dans la salle, car j’étais un tout jeune garçon, à peine âgé de 14 ans. Néanmoins, étant un ba’hour en herbe, c’était précisément l’endroit où je souhaitais me trouver. Je restais donc derrière la porte donnant sur l’escalier métallique, espérant que peut-être – oulaï yera’hem, peut-être Il me prendra en pitié comme on dit dans la prière des jours de fête– je pourrais pénétrer à l’intérieur.

Soudain la porte s’ouvrit, et ce fut la Rabbanit ‘Haya Mouchka qui apparut. Elle jeta un regard sur moi et me dit : « Gueï arein – entre ! »
J’ai donc pu entrer. La scène qui s’offrit à mes yeux fut indescriptible. Le Rabbi précédent se trouvait à son siège, présidant la table, avec le schtreimel (chapeau en fourrure) sur la tête. Le Rabbi était assis à sa gauche et l’autre gendre, Rav Chmariaou Gourari (qu’on appelait le RaChaG) à sa droite. Apercevoir le Rabbi précédent équivalait pour moi à une incursion dans le Gan Eden. Ce fut une expérience totalement spirituelle.

Je suis à jamais reconnaissant à la Rabbanit de m’avoir permis de passer mon premier farbrenguen en présence de son père, le Rabbi précédent. Cet événement est gravé pour toujours dans mon coeur et dans mon esprit.

Un thé chaud pour un jour de chaleur
Le Youd-Beit Tamouz 5715 (1955) fut une journée de canicule. Comme d’habitude, je conduisis le Rabbi au Ohel. Dans les premières années, le Rabbi y passait une heure et demie, pas beaucoup plus. Nous rentrâmes à Crown Heights à quatre heures de l’après-midi environ. Le Rabbi pria Min’ha au 770, après quoi je le conduisis chez lui. A l’époque, le Rabbi et la Rabbanit habitaient au 346 New York Avenue, à l’angle de President Street, au troisième étage.

C’était peu de temps avant qu’ils n’emménagent dans leur maison au 1304 President Street. Quand le Rabbi entra dans l’immeuble, je réalisai que j’avais oublié de lui demander combien de temps il allait passer à la maison avant de retourner au 770 pour le farbrenguen. Le Rabbi ne m’avait pas dit combien de temps il allait rester, et je n’avais pas demandé s’il fallait que je reste pour attendre ou que je revienne le chercher plus tard.

Bien que ce fût contre ma nature, j’ai laissé la voiture et je suis monté à l’appartement du Rabbi pour poser la question. J’ai sonné et c’est la Rabbanit qui m’a ouvert. Avant même que j’ai pu prononcer un mot, elle m’a souhaité la bienvenue :
« Oh, Rav Krinsky, kumt arein, entrez donc, vous êtes probablement fatigué et n’avez rien mangé de la journée, c’est une telle canicule aujourd’hui… Prenez une tasse de thé ! »

Personne n’aurait pu décliner une invitation aussi gracieuse de la part de la Rabbanit et, n’ayant pas le choix, je suis entré dans l’appartement. Elle me
proposa un siège dans la cuisine et me servit une tasse de thé chaud. Quand je lui expliquai la raison de ma présence, elle me dit qu’elle demanderait au Rabbi quand il pensait retourner au 770.

Elle revint quelques instants plus tard, m’annonçant que le Rabbi allait retourner au 770 dans 10 minutes.

Cependant, j’avais la tasse de thé face à moi, et imaginez-moi, un ba’hour dans la maison du Rabbi, se demandant comment il allait pouvoir avaler ce thé bouillant. Je ne sais comment, mais je le fis.

Je ne me sentais pas à l’aise, j’avais le sentiment d’être un intrus et j’attendais impatiemment que les dix minutes s’écoulent. Le Rabbi fut bientôt prêt et il entra à la cuisine. Je le suivis dans l’ascenseur et nous repartîmes pour le 770.

Ce soir-là, dans l’une des si’hot lors du farbrenguen, le Rabbi raconta une histoire – en apparence hors du contexte – à propos du Rabbi précédent qui, une fois, dans sa jeunesse était rentré à la maison un jour de grande chaleur d’été et voulut boire quelque chose de frais, mais son père, le Rabbi Rashab le remarqua et lui dit de boire plutôt une tasse de thé chaud.

Je crois que personne d’autre présent à ce farbrenguen ne comprit réellement le contexte de ce que racontait le Rabbi…

BéDere’h HaYachar
Un jour, à l’époque de Youd-Teth Chevat, j’avais soulevé quelque chose de trop lourd et je me suis abîmé le dos. La douleur m’avait extrêmement affaibli et j’ai dû rester à la maison, étant à peine capable de marcher et n’étant pas en mesure de faire quoi que ce soit au bureau.

Ce soir-là, à l’heure du dîner, j’ai reçu un coup de fil de la Rabbanit. Je me doutais bien de la raison de son appel, mais je ne voulais tellement pas la charger de mes soucis. Cependant, rien qu’au son de ma voix, la Rabbanit avait toujours le don de sentir si quelque chose n’allait pas. A chaque fois, avec beaucoup de tact, elle m’amenait à lui révéler ce qui me préoccupait.

Cette fois encore, elle me demanda ce qui n’allait pas et, n’ayant pas le choix, je lui racontai ce qui m’était arrivé.

Après m’avoir patiemment écouté, elle me demanda : « Vous souvenez-vous comme vous m’avez emmené un jour voir un orthopédiste à l’hôpital de New Jersey ? Eh bien, maintenant je vous prendrai un rendez-vous avec ce même spécialiste, pour demain, et c’est moi qui vous y conduirai ».

Je répondis à la Rabbanit que je ne voulais pas la contredire mais, si elle n’y voyait pas d’inconvénient, je préférerais conduire moi-même. Je lui dis : « Si je suis capable de monter dans la voiture, je pourrai aussi la conduire… »

Elle consentit. Dès le lendemain, nous prîmes la route de l’hôpital, où le médecin m’administra diverses piqûres et je me sentis vite bien mieux. Avant de me donner congé, il me conseilla de marcher en me tenant bien droit.

Pendant tout le temps de la consultation, la Rabbanit était restée dans la salle d’attente. En sortant de chez le médecin, nous nous dirigeâmes vers Crown Heights. Je ramenai la Rabbanit chez elle, et je retournai au bureau au 770.

J’étais à peine arrivé, lorsque le Rabbi appela par interphone le secrétariat en me demandant de venir le voir.
Quand j’entrai, le Rabbi se tenait debout et me demanda avec un large sourire : « Comment vous sentez-vous et que vous a dit le médecin ? »

Je répondis que le docteur m’avait conseillé de marcher en me tenant bien droit.

En souriant, le Rabbi dit : « Ich zog shoin lang az m’darf gueyen b’derekh hayoshor » (J’avais depuis longtemps affirmé que l’on doit suivre le droit chemin!».

Visite-surprise
J’avais l’habitude de conduire la Rabbanit dans différents endroits à diverses occasions. Un jour, je l’avais conduite dans le Connecticut et je lui fis remarquer que notre chemin passait, à vingt minutes près, à côté de New Haven. Mon beau-frère Rav Moché Yits’hak Hecht et son épouse, ma soeur Rivkah, venaient d’y achever la construction d’un beau bâtiment flambant neuf pour leur école.

Je demandai à la Rabbanit si elle désirait le voir, et elle répondit que cela l’intéressait. Nous étions en été et j’avais calculé que nous arriverions après cinq heures de l’après-midi, de sorte qu’il n’y aurait pas grand monde dans les alentours. Mais, en approchant du bâtiment, je remarquai ma soeur et d’autres personnes circulant dans les parages.

Ma soeur aperçut ma voiture, me vit et reconnut ensuite la Rabbanit. Inutile de préciser qu’elle était extrêmement surprise, honorée et exaltée par cette visite impromptue, sans précédent. La visite se déroula très bien, la Rabbanit se promena dans tout le bâtiment, s’intéressant à l’avancement des travaux.
Pour la Rabbanit aussi, ce fut une grande joie de visiter une nouvelle école construite par des chlou’him (émissaires du Rabbi).
(A ce propos, quelque temps plus tard, mon beau-frère Rav Hecht entra en Ye’hidout et le Rabbi évoqua avoir entendu « un bon rapport » sur le nouveau bâtiment qui était réellement magnifique).

La Rabbanit veillait toujours…
Lorsque le Rabbi restait au 770 jusque tard dans la nuit, recevant des visiteurs en ye’hidout, je conduisais ensuite le Rabbi chez lui. La Rabbanit veillait toujours en l’attendant, parfois jusqu’au petit matin.

J’avais l’habitude d’appeler immédiatement la Rabbanit, après avoir ramené le Rabbi du Ohel, pour la prévenir que le Rabbi était de retour au 770.
Le Rabbi appartient aux ‘Hassidim Il est de notoriété publique que la Rabbanit joua un rôle déterminant dans le fameux procès des livres, au mois de Kislev 5746 (1985).

Nous avions préparé le dossier pendant trois mois, rassemblant documents et témoignages nécessaires pour le tribunal fédéral. Connaissant le stress que procure la procédure de déposition sous serment, je demandai au Rabbi s’il fallait essayer d’éviter à la Rabbanit de se soumettre à cet exercice. Ce ne serait pas une partie de plaisir,  particulièrement pour une personne âgée. Mais le Rabbi répondit que je ne devais pas m’en soucier et qu’elle réussirait haut la main.

La procédure de déposition fut organisée chez elle, dans sa salle à manger où elle était entourée de nos avocats, des avocats de la partie adverse et de toute une équipe d’assistants. Avant de commencer, elle me demanda de m’assoir à ses côtés.

Ce genre de procédures est en règle générale très stressant, les procureurs faisant tout pour confondre les témoins. Néanmoins, tout au long de cette séance, la Rabbanit garda une attitude d’une majestueuse dignité, calme et posée.

Les réponses de la Rabbanit furent extrêmement précises et concises : elle ne prononça pas un mot de trop. Il devint vite évident que les avocats de la partie adverse furent extrêmement frustrés de n’avoir pu influencer ou intimider ce témoin. Finalement, ils laissèrent tomber leurs stylos, dans un geste de dépit.

A la fin de la déposition, l’un d’eux demanda à brûle-pourpoint : « Madame Schneerson, à votre avis, à qui appartiennent les livres de la bibliothèque : à votre père ou à la communauté ? »

C’est à ce moment que surgit cette réponse qui devint la déclaration centrale dans ce procès : les sefarim  appartiennent aux ‘Hassidim, car « mon père et tout ce qui est à lui appartenaient aux ‘Hassidim ».

Le témoignage de la Rabbanit fut, de fait, crucial pour la victoire dans ce procès.

Seul un ‘Hassid en serait capable
S’il est un épisode qui illustre la véritable grandeur de la Rabbanit, c’est sa courageuse attitude pendant les événements dramatiques de Chemini Atseret 5738 (1977).

Ce matin-là, à cinq heures et demie, après une crise cardiaque qu’il avait subie la veille lors des hakafot, le rythme cardiaque du Rabbi devenait défaillant. La situation prenait de toute évidence des allures de pikoua’h nefesh, de danger de vie ou de …

Cependant, le Rabbi avait clairement exprimé son souhait de demeurer au 770, malgré l’insistance de nombreux médecins de le transporter à l’hôpital pour les soins. A ce moment, les docteurs déclarèrent qu’il n’y avait pas d’autre choix que d’emmener le Rabbi à l’hôpital de toute urgence. La situation était critique.

Il n’y avait pas de cardiologue dans les parages, ni médicaments ni équipement médical adéquat sous la main : procurer les soins au Rabbi dans son bureau était réellement inenvisageable, alors même que le Rabbi subissait de plein fouet une nouvelle crise cardiaque.

Nous étions justement en train de débattre la situation quand la Rabbanit descendit pour prendre des nouvelles. Les médecins l’informèrent des dernières évolutions et lui firent connaître leur décision de transporter le Rabbi à l’hôpital Mt. Sinai, même s’il s’y opposait.

La Rabbanit demanda : « Et que dit mon mari ? »

Les médecins lui répondirent que le Rabbi ne voulait pas aller à l’hôpital et désirait être soigné dans son bureau.
L’ultime décision revenait au membre de famille le plus proche, c’est à dire à la Rabbanit et les médecins ne pouvaient s’y opposer.

Sans hésiter, elle répondit : « Depuis toutes les années que je connais mon époux, il n’y eut jamais un seul instant où il n’était pas en pleine possession de ses moyens. Je ne peux vous autoriser à le transporter contre sa volonté ».

Faire preuve d’un tel courage et d’une telle confiance dans le Rabbi et prendre une telle décision – contre l’avis écrasant de tous les médecins, et dans une
situation critique de pikoua’h nefesh – il fallait être armé de sa profonde connaissance et de son extraordinaire bitoul à l’égard du Rabbi, bien au-delà
du niveau qu’aucun de nous pourrait imaginer.

Article publié sans une brochure en souvenir du mariage de Tsion Tsemach & ‘Haya Mouchka Mimoun